The last of us : spiritualiser les migrations tunisiennes

Le cinéma d’auteur creuse son sillon en Tunisie, sans se départir d’un ancrage souvent critique dans le réel. Mais il y a d’autres chemins comme celui qu’emprunte Ala Eddedine Slim avec The last of us, 2016. Pour son premier long-métrage, primé à la 73ème Mostra de Venise, aux JCC de Tunis comme aux African Academy Movie Awards, le réalisateur tunisien conçoit un scénario qui s’écarte des sentiers battus. Après avoir participé au documentaire collectif Babylon, 2012, avec Ismaël et Youssef Chebbi, Ala Eddine Slim s’oriente vers la fiction symboliste, épurée, incantatoire. Son récit prend appui sur l’émigration clandestine qui voit arriver au nord de l’Afrique, des candidats à l’exil vers l’Europe.

Un jeune Subsaharien arrive sur le territoire tunisien après avoir traversé le désert avec un compagnon de route. Ils transitent dans une camionnette mais après un braquage où son ami est écarté, l’homme erre seul dans une ville du littoral avant de voler une barque pour tenter une traversée sans boussole. Il s’égare, fait naufrage et débarque alors sur ce qui ressemble à une île mystérieuse, à la végétation fournie. Il est surpris par un vieux chasseur, sorte de survivant mutique, qui le piège avant de l’initier par mimétisme, à la chasse, la débrouille, l’écoute de la nature. L’homme abandonne peu à peu ses attributs pour se confondre avec l’environnement.

Le thème du migrant, esquissé au début, se dissout peu à peu, en dépassant des frontières floues et des lieux de plus en plus imprécis. Même si on aperçoit au départ, la banlieue sud de Tunis, les paysages de Zarzis, Ain Drahem, ponctuent le voyage sans qu’on les identifie précisément. Car au-delà de la trajectoire des personnages, le réalisateur vise à saisir une expérience humaine qui dépasse les genres et les signes du cinéma tunisien. Après une première partie elliptique mais réaliste, le destin du héros naufragé fait écho à celui de Robinson Crusoé tel qu’il a pu être traité par Luis Bunuel (Les Aventures de Robinson Crusoé, 1954) ou Jack Gold (L’Ile du maître, 1975). Ces références n’enferment pas le film, ouvert aussi à l’esprit de quelques cinéastes américains ou soviétiques, contemplatifs et symbolistes.

Ala Eddine Slim privilégie souvent les plans fixes, au rythme de plus en plus lent, qui forcent à observer les gestes, les vibrations qui parcourent l’écran pour mieux les capter. The last of us produit alors comme un effet hypnotique, sur un montage cut, rythmé par quelques gros plans sur les personnages ou des éléments de la nature, qui en accentuent la portée. L’absence de dialogues et de paroles humaines, excepté un cri de douleur libératoire poussé par le migrant piégé, renforce le côté universel du récit. Enveloppé par une bande sonore dense, perméable aux vents, aux frémissements des corps, des animaux environnants, due à Moncef Taleb et Yazzid Chabbi, le spectacle magnifie le retour à la nature, à la source.

The last of us se dévoile peu à peu comme l’avènement d’un homme nouveau, en fusion évolutive – ou régressive – avec les éléments basiques du cosmos. Cet hymne à l’intuition, aux sens, repose sur un texte du fameux poète Fathi Akkari qui incarne le vieil homme, et son interprétation par l’artiste Hayhem Zakari. Les lettres sont ainsi traitées dans un langage visuel composé de dessins qui apparaissent à l’écran comme des projections mentales de sensations éprouvées par les protagonistes dont le plasticien Jawhar Soudani qui est le migrant. Cette expérience sensible, filmée en nuances par le chef opérateur Amine Messadi, est orchestrée avec singularité par Ala Eddine Slim.

Au terme d’un voyage entrepris librement, soutenu en cours de route par des producteurs indépendants puis des fonds venus du Golfe et des institutions, The last of us s’inscrit dans le cinéma tunisien contemporain comme une sorte d’hallucination visuelle, et sonore. Les personnages, lancés dans un espace qui laisse agir le temps, sont conduits à se révéler ou à disparaître, à devenir loups parmi les loups, ou éclipsés par l’histoire. Un sort qui résonne avec le sens politique sous-jacent à la fiction de Ala Eddine Slim. Car avec ce film tunisien envoûtant, le réalisateur livre une matière plastique et philosophique aux résonances universalistes, à éprouver.

 

LM Fiction de Ala Eddine Slim, Tunisie, 2016, sortie France : 22 août 2018

Vu par Michel AMARGER (Afrimages / Médias France)

Author: Michel Amarger

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