Rêve (Argu): rencontre avec Omar Belkacemi, cinéaste algérien

La distribution en France de Rêve, le premier long-métrage de Omar Belkacemi, offre une plongée singulière dans la Kabylie d’où est originaire et vit son auteur. Avec son titre original, Argu, traduit par Rêve en français, le film tranche sur la production algérienne récente tout comme les premières courtes fictions du réalisateur, Dihia, 2010, promu dans plusieurs festivals internationaux, et La vague (Lmja), récompensé aux Journées Cinématographiques de Carthage 2015.

Ces films indépendants, ancrés dans les rites et les paysages de la Kabylie, annoncent le style poétique de Rêve, 2021, situé à Ait Saada, au nord de l’Algérie. On y suit le quotidien du village et la relation privilégiée de deux frères. Koukou est un marginal, rêveur et candide. Mahmoud est professeur et apprécie la philosophie de Nietzsche qu’il enseigne.

De retour au village, il apprend que Koukou a été enfermé dans un hôpital psychiatrique sous l’impulsion du conseil des sages. Mahmoud veut récupérer son cadet en défiant les moeurs conservatrices du village. Encouragé par sa mère et sa sœur, il aspire à libérer Koukou du regard de la communauté. En l’entraînant loin s’il le faut.

Autour d’eux, c’est la vie du village qui s’inscrit à l’écran avec ses gestes quotidiens, le travail des femmes, belles et opprimées, les paroles des hommes qui décident et perpétuent les traditions. Omar Belkacemi alterne les plans longs, posés, les échappées dans la nature hors du poids de la communauté. Rêve est un film pour s’évader, comme il l’explique, en évoquant son parcours, ses projets, sa situation en Kabylie profonde.

– Pourquoi mettre en avant ce titre, Argu qui devient Rêve en français ?

C’est presque un devoir de rêver. Le monde est verrouillé donc il ne reste que le rêve. Un jour, ça changera. Le titre, au début, c’était : la morale. Et puis je trouve que c’est un peu exagéré, la morale. Le rêve, les personnages vont le répéter spontanément.

– C’est vrai que Rêve, c’est plus ouvert…

Oui, c’est ouvert, c’est humain, c’est universel. Tout le monde peut s’identifier au titre. Mais attention, c’est un verbe à l’impératif.

– Pourquoi Koukou qui est plutôt simple et spontané, est-il mis à l’index du village ? Est-ce propre à la situation de la Kabylie ?

C’est partout dans le monde. Aujourd’hui, les personnes crédibles, qui disent la vérité, ne sont pas écoutées… On voit les médias occidentaux où il n’y a que des mensonges… En réalité, il s’agit de l’ordre mondial, pas seulement le village.

– Et Mahmoud, son frère, qu’est-ce qui le rend différent des villageois ?

On comprend qu’il est philosophe et enseigne la philosophie. S’il n’avait pas lu Nietszche qu’il cite au tableau, s’il n’avait pas échappé à la vie du village… Parce qu’il a lu les œuvres de Nietzsche, il a voyagé, il est différent. C’est quelqu’un même en amour, qui a sa vision, différente. Il fallait qu’il soit enseignant de philosophie.

– Quelle est sa vision de l’amour ? Rejoint-elle vos observations ?

Sa conception de l’amour est un peu originale : l’amour, c’est une force magique, elle n’a pas de visage. A chaque fois qu’on pense qu’on met la main dessus, elle fuit. Elle est là en chacun de nous mais je ne pense pas qu’elle soit tangible pour Mahmoud. Ce n’est pas un objet, pas une femme, pas un corps. C’est le tout, c’est tout autour de toi qui est beau, qui est amour. Même les gens qu’on dit méchants ne le sont pas. C’est la société, l’idéologie, la politique qui définit des gens comme méchants, avec la haine. Moi, je ne pense pas qu’au fond, l’humain soit mauvais.

 

– Qui avez-vous choisi pour jouer Koukou ?

Koceila Mahfoud. Son père est celui qui joue Mustapha dans le film. Ce jeune homme m’inspire beaucoup. Il habite à Bejaia. Pendant quatre ans, j’allais beaucoup chez son père donc je le voyais beaucoup. Je voyais commet il est critiqué, méprisé, comment il est mal vu, comme un clown, alors que c’est quelqu’un d’une grande intelligence, d’un humanisme, extraordinaire. Il joue aussi de la guitare. Je me suis dit que c’est un personnage qui convient vraiment.

– Qui sont les autres acteurs du film ?

Omar Belkacemi

Tous sont des amis. Seul Mohamed Lefkir qui joue Mahmoud, est un comédien de théâtre. J’ai fait revenir ceux qui ont joué dans mon précédent film, La vague (Lmuja). C’est moi qui l’ai produit. J’ai cultivé des figues sèches que j’ai vendues pour faire le film, un moyen-métrage montré à Clermont-Ferrand, Oberhausen, primé aux JCC, à Carthage avec le Tanit de bronze. Je l’ai fait avec zéro centime, avec des amis qui sont venus de France. Moi aussi, j’aide beaucoup comme assistant réalisateur. Donc il y a eu le retour de l’ascenseur, mes amis sont venus chez moi où on a tourné Rêve. Comme j’ai eu de l’argent du Ministère de la Culture, j’ai fait venir ceux qui m’ont aidé à faire La vague. Là, ils ont profité d’un salaire. Et puis j’ai ramené les gens autour de moi, les femmes du village qui ne connaissaient pas la caméra… Moi, un comédien qui joue, ça me dérange. J’aime que les comédiens vivent la situation. Ils l’ont déjà vécue, il faut que ça vienne de l’intérieur.

– Il y a des scènes très composées, des sortes de tableaux vivants, et des choses qui semblent plus libres dans le film. Vous êtes ouvert à l’improvisation ?

Par exemple, la scène du marché avec un charlatan c’est improvisé. Elle n’était pas prévue dans le scénario. On était dans le marché, on tournait une scène, et puis on entend un charlatan et j’ai dit au comédien : vas y.  Je l’ai mis dans le monde documentaire pour capter aussi le charlatan qui est une réalité. Il dit qu’il est un gynécologue, un psychiatre, dermatologue, cardiologue… En plus avec un haut-parleur, tout le monde l’entend jusqu’au commissariat qui est juste à côté. Et puis il y a Koukou qui vient de l’hôpital psychiatrique. On ne sait pas qui est vraiment malade : la société ou bien Koukou ? Il y a aussi Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault qui m’a inspiré sur ces sujets.

– Qui a monté le film avec vous ?

Caroline Beuret. C’est une monteuse marseillaise, une vraie complice. On est sur la même longueur d’onde sur tous les plans. C’est une poétesse, qui a été stagiaire de Godard à une époque. Elle est dans le cinéma alternatif, le cinéma d’avant-garde, Elle est venue travailler gratuitement sur La vague. Il y a une vraie complicité sur les lenteurs, elle m’aide beaucoup. Parfois je m’absente deux jours, quand je reviens, et elle a fait ce que je veux.

– Peut-on dire que ce film est un regard sur la Kabylie ou que c’est un regard de la Kabylie ?

C’est un Kabyle qui a regard sur l’humanité.

– Quels sont les blocages qui vous heurtent dans la société kabyle aujourd’hui ?

Par exemple, si ta femme ou ta sœur sort travailler, c’est mal vu. La femme reste toujours opprimée. Ca a changé sur ce plan, on le permet pour amener un salaire parce qu’économiquement, pour un père de famille, rapporter un salaire ça permet de subvenir plus confortablement aux besoins quotidiens. C’est juste pour ça mais après, il faut qu’elle rentre à la maison. Si à 18 heures, elle n’est pas là, c’est la panique. Si elle rentre pour poser ses affaires et repart pour une soirée… C’est inimaginable.

– Qu’est-ce qui a aiguisé votre conscience de la cause féminine ?

C’est avec les fréquentations, avec un milieu politique de gauche qui m’a aidé à prendre conscience de ce malheur que vivait ma mère. C’est ma mère qui travaillait, mon père était ouvrier en France… Quand il venait, il ne faisait rien… Ce sont des images qu’on voit quotidiennement. La femme est surexploitée. Quand l’homme arrive à la maison, elle doit lui chauffer de l’eau dans une bassine, lui laver les pieds. Ce sont des images qui m’ont bouleversé étant enfant, et aujourd’hui aussi. Rêve, ce sont des situations vécues, racontées.

– Comment avez-vous pu trouver une distribution en France ?

Ce qui a joué, c’est le prix des exploitants au Cinemed, le Festival méditerranéen de Montpellier, qui m’a permis d’avoir un distributeur en France et puis d’être médiatisé. Des directeurs artistiques sont venus et on a commencé à prendre contact.

 – Pourquoi avez-vous choisi d’aller en Tunisie pour faire des études de cinéma et travailler sur des productions comme assistant ?

A l’époque, il n’y avait que la Tunisie qui disposait d’une école de cinéma. Il n’y en avait ni au Maroc ni en Algérie. Pendant la décennie noire, rien ne fonctionnait, aucune salle de cinéma n’était ouverte, aucune école de cinéma. Aller en Europe, je n’en avais pas les moyens. Donc j’ai atterri à Tunis et je suis parti en voiture, en stop. A l’époque, il y avait vraiment de la production, locale et étrangère. J’ai commencé par être stagiaire dans plusieurs productions, et puis j’étais vraiment sur les plateaux. Le cinéma, on peut l’apprendre chez soi avec des livres, des films, mais par contre, sur le tas on apprend… Je suis resté neuf ans en Tunisie et puis il n’y a pas que la production, il y a une activité cinématographique, cinéphilique qui était épanouie… J’avais la passion mais c’est en Tunisie que ma carrière professionnelle est née.

– Mais pourquoi avoir voulu travailler, créer dans le cinéma ?

C’est ma mère qui est à l’origine de cette passion. J’aimais beaucoup les westerns. Il n’y avait pas d’électricité chez nous, alors on allait au village à côté, le chef lieu de la commune, où il y avait un café qui projetait des films en VHS. J’ai toujours aimé les westerns de John Ford. C’est plus tard que j’ai appris que c’était de lui, j’ai vu presque tous ses films… J’ai toujours été impressionné par le cinéma, vraiment fasciné. Et puis ma mère est décédée très jeune, c’est pour ça que dans tous mes films, je parle de la femme. Ma mère me suit, m’habite, elle est toujours là. Un jour, j’ai dit, je vais rendre hommage à ma mère, et comment, par un poème, un texte, une musique… Je me suis dit que le seul moyen possible de lui rendre un hommage à sa hauteur, c’est une image et une image, c’est le cinéma. Et il ne suffit pas de rendre hommage, il faut vivre sa situation. Il faut être impliqué dans sa souffrance.

– Quel est le meilleur moment du film, c’est quand on le pense, qu’on le tourne, le monte ?

C’est le processus, de l’idée à l’écriture, au tournage, même la postproduction avec le mixage, l’étalonnage. C’est tout le processus jusqu’à la copie DCP….  Sinon, quand j’écris c’est le bonheur total… J’habite dans les montagnes kabyles pour écrire.

Author: Michel Amarger

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