Rencontre avec Ala Eddine Slim, cinéaste tunisien, auteur de Tlamess – Sortilège

Le style de Tlamess avec ses ellipses et ses métaphores, sa part de mystère savamment entretenu, creuse un sillon neuf dans le cinéma tunisien actuel. Ala Eddine Slim a attiré les regards avec The Last of Us, 2016, avant d’affirmer sa singularité avec Tlamess, 2019. La circulation du film en Tunisie et en France où il est distribué avec le titre Sortilège, est l’occasion d’aborder les conceptions du réalisateur en matière de cinéma, quelque temps après avoir lancé Tlamess au Festival de Cannes.

– Qu’est ce qui est arrivé à Tlamess depuis sa diffusion à Cannes ?

Il y a eu quelques participations dans des festivals un peu partout dans le monde. C’est la vie normale d’un film fini. Puis on s’occupe de la sortie en Tunisie, en France. Après Cannes tout le monde s’est un peu reposé parce que ça a été une course pour finir le film. On a terminé le tournage mi-février et on a eu deux mois et demi de postproduction, ce qui était au départ, programmé entre six et huit mois.

– Qu’est-ce que cela a apporté au film d’avoir été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs ?

Le fait d’être à la Quinzaine, c’est un coup de pouce qui booste toute l’équipe. C’est déjà une belle sélection et le film est bien « exposé ». Il y a les critiques qui sont là, et pour le travail, la distribution, les ventes, ça se passe là. Cela a été très bénéfique. C’était un petit défi : que j’aille à Cannes pour la première fois, et je voulais y être avec un film. Ça s’est réalisé.

– Qu’est ce que l’équipe en a retiré ?

De la joie, c’est ce que j’ai vu sur les visages des techniciens, des collaborateurs. On a enfin le résultat de son travail qui est projeté sur grand écran, dans l’un des plus grands festivals. Ça fait du bien et ça pousse à aller encore plus loin. Même si je pense que la vie d’un film ne doit pas dépendre trop d’un festival mais c’est toujours gratifiant et bénéfique. C’est un cadeau qui fait plaisir à tout le monde.

Un récit déroutant

– Pourquoi le film s’intitule Tlamess ?

En gros, ça signifie jeter un sort, en tunisien. Je ne suis pas très connaisseur de ces pratiques mais j’aime l’idée qu’on brouille l’image renvoyée. Quand on va chez des personnes qui font de la sorcellerie, elles vous font un dessin assez absurde, assez surréaliste et c’est ce dessin qui va jeter un sort sur la personne que l’on veut contrôler. Pour moi, les images que je fais viennent pour parasiter une sorte d’image reçue par tous.

– Comment pourrait-on décrire le fil conducteur du récit ?

Il y a une histoire. C’est l’histoire de S. qui est dépêché dans le Sud tunisien. Il est conduit à inspecter quelques territoires pour une possible présence terroriste. Sauf que rien ne se passe dans le désert où il n’y a que la monotonie des paysages. Un jour, il reçoit un télégramme lui apprenant que sa mère est décédée, alors il prend une semaine de congés pour faire le deuil. Sauf qu’après cette semaine, il ne revient pas à la caserne, il déserte. Petit à petit S. est recherché par la police. Ça va finir par une poursuite qui va nous conduire vers la fin de la première partie du film où on voit S. blessé, pénétrer une forêt. La deuxième partie du film commence avec une jeune femme, belle, mariée à un homme riche qui vient de s’installer dans sa nouvelle villa adjacente à une forêt. Elle apprend qu’elle est enceinte et ça lui provoque des peurs et des craintes. Un jour, en se promenant dans les environs de la villa, elle se perd petit à petit dans la forêt et elle fait la rencontre d’une personne assez étrange. C’est une sorte de S. qui est un revenant, et entre les deux il va se passer des choses. La femme ne reviendra pas dans sa villa. Toute la deuxième partie du film, c’est une sorte de voyage avec les deux personnages. Voilà le récit du film.

– Est-ce que vous en savez plus que ce que vous montrez au spectateur ?

Normalement tout « créateur » devrait en savoir plus que le récepteur. Je laisse beaucoup de marge au spectateur pour qu’il se balade un peu dans le film. Je sais de quel point je vais partir et à quel point je vais m’arrêter mais après je zigzague un peu dans cette route. Je peux emprunter plusieurs chemins pour y arriver. Donc j’en sais un peu plus sur la trajectoire du film que le spectateur lui-même. Après je peux apprendre des choses d’un récepteur. Parfois je lis ou j’entends des critiques sur le film auxquelles je n’ai jamais pensé, qui trouvent un écho dans le film. J’aime bien ça.

– Serait-ce important pour un réalisateur, d’avoir une longueur d’avance sur ceux qui vont voir son travail ?

Non il ne s’agit pas d’un jeu pour savoir qui détient plus de pouvoir sur l’autre. Puisque les gens ont choisi de voir votre proposition, vous êtes conduit à faire une proposition. Du coup, on est conduit à être le plus « connaisseur » de la proposition. C’est aussi simple que ça.

Hommage et inquiétude

– Dans votre film, il y a des références à la violence qui est chez Stanley Kubrick que vous citez via Orange mécanique, 1971, et même 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. On sent une menace qui serait dans les mondes parallèles… Pourquoi cette gravité dans votre propos, surtout dans la deuxième partie ?

Je ne sais pas si mes propos sont graves à ce point. Je ne pense pas dire des choses très graves sur la situation. Je propose des alternatives, d’autres territoires possibles. Je me suis demandé même si tout le monde me dit, tu copies ou tu fais des références assez faciles par rapport à Kubrick, pourquoi ne pas mettre ces éléments qui ont une cohérence et qui font référence pour moi, au plus grand réalisateur de cinéma. Mais je n’ai jamais pensé que le film ou les propos étaient violents.

– Pourtant au-dessus de cette forêt, de ces personnages, ne plane-t-il pas une menace, des menaces même ?

En apparence ce sont peut être des menaces. Le serpent géant qui apparaît, pour moi, n’est pas une menace. C’est comme si c’était un élément qui voulait prévenir. Je ne vais pas donner ma lecture la plus enfouie en moi du film, mais la menace, ce n’est pas le serpent. Je pense qu’il voulait prévenir d’un futur danger qui est en apparence, une petite beauté qu’on célèbre…

Un monde singulier

– Sans dévoiler la fin de Tlamess, n’y aurait-il pas des liens avec votre film précédent, The Last of Us ?

Il y a beaucoup de correspondances entre eux. Je pense à la séquence où S. et F. trouvent un cadavre sur le bord de la mer, le cadavre d’un migrant éjecté par la mer. Ça fait directement référence avec le personnage de The Last of us. Même le trou noir de The Last of Us se passe quand N., le personnage central, essaie de traverser la mer et qu’il y a un écran noir, puis qu’on passe dans un autre registre. Dans Tlamess, on trouve peut-être l’histoire la plus vraisemblable : N. a perdu la vie dans la mer et il a échoué sur la côte. Comme ça, on a les personnages de Tlamess qui retrouvent N. dans une autre version. J’aime bien faire des correspondances comme ça entre les films, ça m’amuse. Par exemple il y a plusieurs plans de Tlamess qui sont tournés dans les mêmes lieux que The Last of Us. J’ai juste posé la caméra autrement, fait un décalage de 45° ou 50°. Je me suis placé à côté. J’aime bien faire ce brouillage même dans la fabrication du film elle-même.

– Cet univers commun aux films, ces résonances d’un film à autre, est-ce que vous allez les prolonger ?

Je ne sais pas. De toute façon, ces correspondances ne viennent pas au départ du projet. Ça vient pendant la période des repérages, en préparation, et je l’ajoute à la fin. Je ne sais pas si je vais continuer à le faire. Ça dépend…

– Ça dépend du projet ?

Je pense qu’avec Tlamess, il faut que j’essaie de passer à autre chose, de me retrouver ailleurs, de faire autre chose qui soit totalement différent de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Ça me tente.

– Mais le désir de pousser l’absence de dialogues, de donner plus de corporéité aux personnages, de les transporter dans un univers foisonnant et luxuriant, c’est quelque chose que vous voulez approfondir ?

Je pense que je suis arrivé au bout de l’absence de dialogues et que dans mon prochain film, il y aura un minimum de mots prononcés par les personnages. Je suis sûr de ça mais pour le reste, ça vient par intuitions et par sensations puis j’essaie d’expliquer ces choses-là. Mais je vais faire parler les personnages prochainement.

Au-delà du langage

– En fonction de quoi choisissez-vous vos interprètes ?

Abdullah Miniawy qui est S., le personnage principal de Tlamess, ce n’est pas un acteur. C’est la première fois qu’il joue dans un film. C’est un musicien égyptien que j’ai rencontré en concert. On est tombés amoureux l’un de l’autre, en quelque sorte, et je lui ai proposé d’essayer avant, de faire quelques tests. On s’est vus deux fois pendant deux ou trois semaines, et on a fait des tests pendant 15 minutes seulement. Je ne fais pas beaucoup de répétitions. Comme pour mon précédent film, le premier rôle n’est pas un acteur mais le deuxième rôle est une actrice « confirmée » : Souhir Ben Amara. Elle joue la femme dans Tlamess, et je l’apprécie beaucoup. Elle est très connue en Tunisie et un peu dans le monde arabe. Elle ne voulait plus faire de la télévision. Alors les Tunisiens vont voir Souhir Ben Amara après deux ans d’absence, changée physiquement et dans un rôle très spécial dans lequel on ne l’imaginait pas.

– Comment concevez-vous l’univers sonore qui entoure vos comédiens, et exprime une ambiance particulière puisqu’ils ne parlent pas dans Tlamess ?

On savait qu’il y aurait beaucoup d’importance accordée aux grandes parties qui forment le film, soit le désert, la ville, la campagne et après la forêt et la mer. Il y avait des choix bien définis dès le départ dans la conception sonore, dans la musique. C’est la première fois que j’ai eu l’essentiel de la musique pendant le tournage. Avant, je finissais mes images et le musicien arrivait après. Pendant ce film, beaucoup de disciplines se sont côtoyées pendant la préparation du tournage et la postproduction. Ça faisait qu’il y avait sorte d’alchimie entre ces éléments. Après il y a quand même une sorte de communication gestuelle entre les personnages. Tout passe par le regard et par les rares gestes qu’ils font.

Des inspirations élargies

– Vous inscrivez Tlamess dans une production tunisienne qui n’est pas si abondante que ça aujourd’hui. Vous produisez des films de l’intérieur du pays. Mais où sont votre terreau et votre ancrage de création ?

Je ne suis pas au-dessus du cinéma tunisien mais quand je pense à un film, je pense qu’il y a des inspirations qui viennent forcément de mon vécu, de mon entourage. Ça c’est sûr mais ça n’empêche pas que ça aille ailleurs aussi par rapport à la création en elle-même. Après, pour la fabrication, bien sûr que je suis en Tunisie. Je connais tout le monde et tout le monde me connaît. On fonctionne tous ensemble, on est dans le même milieu. Je ne suis pas étranger à ce milieu.

– D’où viennent vos références majeures en matière de cinéma ?

Elles ne sont pas là, malheureusement. Il y a quelques sources d’étincelles dans la région mais ce n’est pas le cinéma tunisien qui m’inspire le plus aujourd’hui.

Mais certains films de Nidhal Chatta comme No Man’s Love, 2000, ou de Fadhel Jaziri et Fadhel Jaïbi quand ils adaptent des pièces au cinéma telle Arab, 1988, ne pourraient-ils pas se rapprocher quelque part de votre univers ?

Je ne le pense pas mais c’est une lecture possible.

– Si on regarde plutôt du côté du cinéma européen, n’y aurait-il pas un rapport assez fort entre Tlamess et Essential Killing de Jerzy Skolimowski, 2010, qui montre un déserteur en fuite ?

Oui, je vois quelques résonances. Ça, ce sont des choses conscientes pour moi. Forcément qu’il y a des résonances, des dialogues, des jeux de ping-pong, des champs contrechamps entre les films. D’ailleurs je ne sais pas si le champ écoute le contrechamp… Forcément les images sont imprégnées par d’autres couches qui viennent d’ailleurs. C’est un ensemble de couches qui viennent d’un peu partout. Ça peut venir d’un film, d’une situation qu’on vit au quotidien, ça peut venir d’une histoire qu’on vous raconte. Ce sont des couches qui se forment, qui se tassent sur elles-mêmes pour donner ce qui constitue votre image.

– Finalement ne peut-on voir dans la source de vos films beaucoup d’éléments biographiques ?

Oui il y a des situations ou des passages, des formulations inspirées de ma vie, de mon entourage personnel. C’est sûr.

A l’écoute des changements

– Pour continuer à développer votre cinéma, est-ce que vous allez continuer à travailler de l’intérieur de la Tunisie ou vous ouvrir de plus en plus aux coproductions comme c’est le cas pour Tlamess ?

Ça dépend de chaque film à fabriquer. Je ne suis pas fermé sur moi-même. Je suis plutôt exposé ou ouvert à l’autre et ça dépend du projet. Il y a des films qui peuvent se faire dans deux pièces, avec très peu de moyens et il y a des films qui demandent d’autres mains venant d’un peu partout.

– Le mouvement que vous recherchez en matière de cinéma, le trouvez-vous dans la société tunisienne d’aujourd’hui ?

Il y a des choses qui peuvent m’intéresser par rapport à mon travail comme cinéaste. Mais comme j’ai dit, ça peut venir d’ailleurs aussi. Ça peut venir d’un reportage ou d’une info passée à la télé qui peut provoquer chez moi, un début de film. Il y a aussi mon vécu qui peut être une source de départ. Il y a plusieurs sources et après il y a un seul canal qui mène tout ça vers le film.

– La société tunisienne est assez contrastée aujourd’hui. Pour vous, l’évolution politique de la Tunisie l’est aussi ?

C’est tout le bordel post 14 janvier 2011 qu’on connaît… C’est un bordel qui dure depuis huit ans. Ce sont des eaux agitées, des eaux troubles. La mer est agitée !

Pensez-vous qu’on peut aller vers un port plus calme avec les élections, les événements de l’automne ?

Il y a des signes alarmants, il y a aussi des signes « calmants ». Ça dépend. Aujourd’hui, on a une classe politique très pourrie mais il y a aussi de la résistance chez les Tunisiens, dans une partie de la société civile, chez des âmes libres. Il y a plusieurs bras de fer et ça bouge. C’est une terre qui n’est pas très calme. C’est intéressant pour moi en tant que cinéaste aussi.

– Ça peut profiter au cinéma ?

J’espère. En tous cas j’espère que ça profite à tout le monde parce que le pays est assez fatigué après huit ans de guerres entre clans, de petites querelles entre enfants politiques. Il faut que ça se calme un peu et qu’une sorte d’espoir revienne aux Tunisiens. Nous les cinéastes, en tant que vampires, ça peut aussi nous être utile. Toute situation peut apporter de la matière pour des films.

– Avec votre film, vous contribuez un peu à élargir la manière d’écrire, de proposer des images. D’autres vont un peu dans votre sens mais pas tout le cinéma… Comment voyez-vous l’évolution du cinéma en général ?

Une sorte de cinéma d’avant est en train de disparaître. Ce n’est plus comme avant, ça change très vite avec l’arrivée de plusieurs intervenants dans la chaîne. Je pense qu’il ne faut pas avoir trop peur du changement mais il ne faut pas non plus enterrer très vite ceux qui nous ont précédés. Aujourd’hui, même la manière de fabrication change, on a des plateformes qui produisent des films, Netflix, Amazon… Le film ne passe plus dans une salle mais sur un petit écran. C’est un changement majeur mais c’est un changement dont il faut tirer parti le plus possible. Le cinéma en tant que tel, reste existant encore pour que les propositions soient là. Je ne suis pas optimiste mais je suis réaliste moi, par rapport à ça. Je ne me fais pas des idées roses… Il faut que j’accompagne un peu le film et que je prépare le prochain.

 

par Michel AMARGER (Afrimages / Médias France)

Author: Michel Amarger

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