Les scènes de guerres contemporaines et les exactions contre les civils, sont encore peu mises en scène par les réalisateurs d’Afrique. On se souvient de Ezra du Nigérian Newton I. Aduaka, 2006, sur les enfants soldats, plébiscité par le Grand prix du FESPACO 2007, et on se souviendra de La Miséricorde de la Jungle du Rwandais Joël Karekezi, 2018, lauréat du FESPACO 2019 avec le grand Prix et celui d’interprétation masculine pour son acteur Marc Zinga. Sa double récompense qui succède à des participations dans divers festivals, hisse cette fiction au rang des histoires marquantes du continent.
Son auteur, Joël Karekezi, né à Gisenyi, ville du Rwanda proche du lac Kivu, près de la frontière avec la RDC, a vécu le génocide à l’âge de huit ans. La mort de son père tutsi, l’a poussé à fuir vers Goma avec sa sœur, pour gagner un camp où se sont ensuite réfugiés des Hutus génocidaires, en déroute après que l’armée tutsi ait repris le pouvoir. « Depuis les événements traversés par ma famille, mon peuple, je suis hanté par les questions liées au génocide et à la guerre », confie le réalisateur. « Mon expérience me fait haïr la violence. »
La Miséricorde de la Jungle se concentre sur deux soldats, le sergent Xavier et Faustin, en rupture de troupe après une échauffourée, cherchant à survivre dans la jungle congolaise, dense et dangereuse. L’un est un vétéran qui a vécu le génocide et les deux guerres congolaises, l’autre est une jeune recrue, plein d’idéal, engagé pour venger sa famille. D’abord opposés, ils errent comme des âmes en peine, minés par leur passé, encerclés par la jungle oppressante et la guerre qui rôde. En chemin, ils apprennent à se rapprocher, à se dépasser, croisent des forces armées hostiles, changent d’uniformes pour traverser les lignes, côtoient le calme temporaire d’un village qui les accueille.
Ce parcours du combattant reflète selon Joël Karekezi, « une guerre absurde où l’on ne distingue plus les ennemis des amis, une guerre où l’allié d’hier devient l’ennemi d’aujourd’hui et qui embarque dans sa folie meurtrière et destructrice toutes les populations ». Alors les deux soldats se révèlent peu à peu dans la lutte pour la survie, esquissant la direction d’un futur possible, à base de rédemption pour l’un, ou d’une sanction fatale, surgie d’un passé destructeur pour l’autre.
Si le récit est inspiré par les situations troubles qui ont secoué le Congo et le Rwanda avec leurs pays frontaliers, après le génocide de 1994, Joël Karekezi laisse les faits de guerre hors champ pour cadrer de près les états d’âmes de ses héros. « Il y a évidemment des réalités politiques, économiques et historiques qui sont à l’origine des conflits armés », relève-t-il. « Mais au cœur de ces ténèbres, il y a surtout des hommes, acteurs plus ou moins conscients des forces qui les contraignent à agir, à subir, à commettre les actes les plus abjects. »
Cette idée conduit le réalisateur à témoigner en partageant ses émotions par le cinéma. Il apprend les bases du métier par internet et signe son premier long-métrage, Imbabazi : Le Pardon, 2013, comme un exutoire : « Ce film autoproduit qui se déroule pendant le génocide m’a obligé à prendre du recul sur les événements, à y réfléchir et surtout à envisager l’avenir pour les générations futures ». L’expérience se prolonge avec La Miséricorde de la Jungle, bâtie sur un scénario solide qui motive des producteurs de Belgique, de France, d’Allemagne à épauler une modeste production du Rwanda où travaille le cinéaste.
Les acteurs sont recrutés après un long casting et Marc Zinga, né au Congo, actif depuis plusieurs années dans le cinéma français, joue le sergent, couronné du Prix d’interprétation au FESPACO 2019. Stéphane Bak, d’origine congolaise, révélé comme un jeune humoriste en France où il est né, découvre la terre africaine en se glissant dans l’uniforme de la nouvelle recrue. Leur jeu volontaire au milieu de la jungle, est renforcé par l’expérience du tournage, en pleine forêt ougandaise, avec une équipe motivée. Le cinéaste sait faire parler la nature environnante avec des plans larges sur la végétation fournie, les arbres qui respirent, ou des vues rapprochées sur les soldats aux prises avec la dureté ambiante.
La Miséricorde de la Jungle qui pousse les héros à affronter une situation qu’ils ne contrôlent pas, des adversaires dont ils perçoivent mal les contours, est construit comme un moment initiatique dans leurs parcours intérieurs. « On dit souvent que la guerre, parce qu’elle nous confronte aux dangers et à la mort, est un révélateur de l’âme humaine », remarque Joël Karekezi. « C’est cette âme humaine, prise dans des circonstances particulières qui est questionnée dans le film. » Voilà pourquoi La Miséricorde de la Jungle trouve un écho universel en ciblant les spectateurs du monde.
LM Fiction de Joël Karekezi, Rwanda / Belgique / France / Allemagne, 2018
Sortie France : 24 avril 2019
Vu par Michel AMARGER (Afrimages / Médias France)