La sortie en France de Noura rêve, le 13 novembre 2019, permet d’apprécier une nouvelle fois, le talent sensible de Hend Sabri, actrice tunisienne et star du Monde arabe basée en Egypte, cette fois dans un rôle de Tunisienne, propulsée par ses émotions. Le film décroche le Tanit d’or aux JCC 2019 et vaut à son actrice le Prix de la meilleure interprétation féminine.
L’héroïne imaginée par la réalisatrice belgo-tunisienne Hinde Boujemaa, est une femme mariée qui vit une histoire d’amour passionnée avec Lassad, un homme séduisant et attentionné, alors que son époux, Jamel, en en prison. Noura assure le quotidien en travaillant dans la blanchisserie d’un hôpital de Tunis pour nourrir ses trois enfants. Elle attend impatiemment que son divorce soit prononcé mais Jamel est libéré plus tôt que prévu et le destin de Noura se complique. En interprétant cette femme passionnée, mère responsable et épouse contrariée, qui ose vivre l’adultère, Hend Sabri prolonge son engagement en faveur de l’émancipation des femmes arabes.
Révélée à 15 ans par Les Silences du palais de Moufida Tlatli, 1994, elle se confirme dans Poupées d’argile de Nouri Bouzid, en s’imposant dans le cinéma tunisien. C’est en s’installant au Caire qu’elle devient une vedette de films égyptiens comme Journal d’une adolescente de Inas Al Deghidi, 2001, Etat d’amour de Saad Hindawi, L’immeuble Yacoubian de Marwam Hamed, ou Les Meilleurs moments de Hala Khalil, 2005.
Elle est popularisée par des séries télés comme Maktoub du Tunisien Sami Fehri, 2005, et surtout en Egypte avec Ayza Atgavez, diffusée pendant le ramadan, puis devient coscénariste avec Ghada Abdel Aal, de Embratoreyet Meen, 2014.
Egérie de marques réputées comme L’Oréal, elle fait la une des magazines glamour dans le monde. Elle n’oublie par les auteurs du Maghreb tel Nabyl Ayouch qui l’enrôle pour Whatever Lola wants, 2008, ni les évolutions de la Tunisie auxquelles elle participe en militant pour les droits des femmes. Aujourd’hui, Hend Sabri s’impose sans fards dans Noura rêve, en affichant son charme lumineux, et réfléchi.
– Que raconte Noura rêve pour vous ?
C’est l’histoire d’une femme, une histoire très moderne, et surtout la tragédie que peut être une histoire d’amour. Surtout quand il y en a deux en même temps ou en parallèle, ou même trois. Il y a trois personnages et les trois aiment, à leur manière. Donc il y a beaucoup d’éléments de tragédie dans ce film mais en même temps, il est très moderne. La tragédie est là parce qu’il y a un amour impossible, une vie impossible. Il y a des destins brisés par des accidents ou des incidents dus au hasard comme la sortie de prison de Jamel, qui reste quand même très tragique, dans le sens de la tragédie grecque. Il arrive comme ça, un peu du ciel. La providence le sort de prison et change complètement le destin de Noura. Il y a beaucoup d’éléments classiques mais en même temps, c’est un film très moderne par la mise en scène, le rapport que la caméra a avec les acteurs, que la réalisatrice a avec ses acteurs. J’ai aimé ce mélange de classique et moderne.
– Cette modernité dont vous parlez, n’est-ce pas aussi parce que sont exposées des choses qui sont de l’ordre de l’intime, qu’on n’envisage pas dans le social ?
Exactement, ce sont des choses qu’on essaie toujours de cacher. Ce sont de personnages qui sont très gris. Ils ne sont pas du tout tranchés, pas manichéens, pas du tout noir ou blanc. Tous les personnages sont bons et mauvais. Noura est une menteuse mais, en même temps, c’est une femme qui aime. Elle est faible et forte à la fois. En tant que public arabe, on n’a pas été habitué à ne pas juger. On a toujours eu ce problème. On a été toujours été élevé, même culturellement, par le jugement parce que peut-être, il y a eu dans notre histoire pas si ancienne que ça, beaucoup de propagande et de jugements. L’art a toujours été un peu porteur de jugements en Tunisie, surtout avant 2011. Et c’est vrai que c’est déconcertant dans ce film, de ne pas pouvoir juger un personnage, de ne pas pouvoir sortir avec un jugement de valeur arrêté. C’est nouveau et je trouve que c’est bien. Ca ouvre une espèce de brèche de liberté du public et du metteur en scène, de parler de choses dont on n’avait pas parlé auparavant.
– Noura aime-t-elle également son amant et son mari, selon vous ?
Oui. Elle en aime surtout un, et l’autre c’est un peu sa vie, son quotidien. Celui qu’elle aime, c’est le rêve justement d’où le titre, Noura rêve. Ca c’est commun à beaucoup de femmes, qu’elles soient dans une histoire d’amour ou pas, qu’elles soient mariées ou pas, il y a toujours ce côté de quotidien qui prend le dessus surtout quand elle a des enfants… En même temps, il y a ce rêve, ce fantasme d’une autre vie, parfois d’un autre homme. Ca reste souvent de l’ordre du fantasme chez les femmes, et d’ailleurs c’est pour ça qu’elles ne se le disent même pas à haute voix. Ce film le dit à haute voix. C’est film très féministe parce que c’est un film qui parle de l’intérieur d’une femme. On ne voit pas beaucoup ça dans le cinéma, même universellement parlant. Même avec les films européens, on a toujours du mal avec ce qu’il y a dans la tête d’une femme et le cœur d’une femme. On n’a pas l’habitude.
– Noura va t’elle jusqu’au bout de ses rêves alors qu’on dirait que les hommes n’y vont pas vraiment ?
Elle ne va pas jusqu’au bout de ses rêves parce que les hommes l’en empêchent. Par exemple il y a deux séquences où elle est complètement seule avec trois ou quatre hommes autour d’elle, et finalement son destin se joue un peu par eux, et pour eux. Elle non plus ne va pas au bout de ses rêves. Malheureusement même ses rêves sont décidés par un monde d’hommes.
– Est-ce le problème de la société qui ne permet pas beaucoup d’émancipation ?
Ce n’est pas que la société en Tunisie, dans le Monde arabe ou musulman en général, c’est vraiment une question d’ordre universel. C’est vrai que c’est un monde d’hommes et que les destins des femmes ne sont généralement pas toujours aussi choisis et assumés que les choix d’hommes et les destins d’hommes.
Affirmer sa féminité plurielle
– Il y a une chose importante qui anime le film, c’est la présence et la relation de Noura avec ses enfants. L’avez-vous exploitée pour jouer ?
Oui, je suis maman moi-même, et Hinde Boujemaa, la réalisatrice, aussi. Ca nous a beaucoup aidées dans le sens où c’était notre point de départ en discutant du film et du personnage. Une femme reste une femme même quand elle est mère, et en même temps, elle se revendique parfois mère avant d’être femme. Des fois, elle se revendique femme mais elle ne peut pas oublier d’être mère. J’ai vu très peu de femmes qui ont mis la femme avant la mère. Très peu de femmes font ça et généralement, c’est un destin tragique aussi parce que les femmes ne veulent pas être vues comme des mamans seulement. En même temps, elles se voient comme des mamans avant tout. Donc il y a cette dualité qui est très attendrissante. J’ai beaucoup de respect pour les mamans à cause de ça. C’est une identité qui dépasse la femme elle-même. C’est une belle identité, l’attachement de Noura pour ses enfants à tout moment. Une de mes séquences préférées, c’est quand elle revient à la maison et qu’elle voit son mari entrer et puis ses enfants. Elle mâche son chewing-gum et elle voit sa vie défiler devant elle. Elle décide de rentrer parce qu’elle ne peut pas se voir sans ses enfants. Elle peut rêver comme elle peut mais sa belle réalité, ce sont ses enfants. Ca reste le beau côté de sa réalité.
– Ca ne vous a pas posé de problèmes, d’enlever le maquillage, de mettre des jeans pour apparaître devant la caméra ?
Non, ça ne m’a jamais posé problème, même si j’aime jouer avec les codes glamour. J’ai aussi un côté glamour que j’assume mais je n’ai pas du tout ce complexe. Je suis comédienne et être comédienne, c’est aussi savoir mettre des masques et savoir les enlever.
– Mais n’êtes-vous pas redevable d’une image pour des marques de publicité, des films et téléfilms qu’on fait avec vous ?
Oui mais c’est parce que je fais des choix comme celui-là. Je pense que ces marques qui sont intelligentes, et avec qui j’aime travailler parce que justement on a un peu la même conception des choses, elles s’engagent aussi avec moi parce qu’elles savent que je peux prendre un risque comme enlever mon maquillage dans un film et être complètement ordinaire. Je pense que c’est ce qui nous lie, c’est ma réalité, ma vérité. L’image que j’ai justement, c’est très important pour moi, avec le public, c’est une image de vérité. Même si on peut me trouver glamour et je peux mettre de belles robes. En même temps, il y a une relation de confiance basée sur une vérité. Je veux leur montrer ce que je suis vraiment en tant que comédienne. Noura est pour moi, une fenêtre rêvée pour pouvoir emmener ce public avec moi, vers un cinéma que j’aime, un personnage que j’ai vraiment aimé. Ca ne pose pas de problèmes aux marques et les responsables qui ont vu le film et étaient très contents.
– Comment travaillez-vous en amont du tournage ?
Ça dépend du projet. Des fois ça ne sert pas à grand-chose de travailler beaucoup en amont. C’est-à-dire quand ce sont des rôles qui demandent juste de l’instant présent, ça ne sert à rien de préparer en amont. Ce qu’il faut, c’est beaucoup parler. Je parle beaucoup avec mes metteurs en scène. La communication doit d’abord se faire verbalement entre nous, et après j’intériorise d’autres choses. Mais je crois de plus en plus, en tant que technicienne, au présent, à l’instant. Se préparer en amont, je veux bien mais au bout d’un moment, il faut tout lâcher, il faut être dans l’instant présent devant une caméra, et avoir les cinq sens dans l’instant. Donc j’essaie de plus en plus d’intérioriser avant, de parler avant et puis de me laisser aller devant une caméra. Ce que je prépare beaucoup, c’est ma relation avec le metteur en scène, avec l’auteur. Je parle beaucoup. C’est aussi un travail mais c’est plus un dialogue qu’un travail.
– Donc c’est ce dialogue qui nourrit l’instant où vous êtes sur le plateau. Voyez-vous un fil conducteur à travers tous les rôles que vous avez joués jusqu’à présent ?
Je vois beaucoup de courts circuits… J’ai toujours eu du mal avec le fait que les femmes que je vois dans la rue, que je connais, je ne les vois pas forcément au cinéma, à la télé arabe. Ca m’a toujours posé un problème, c’est pour ça que je vais toujours vers des personnages que je ne vois pas assez dans le cinéma ou dans la télé arabe. Ce sont des femmes pas forcément opprimées. Par exemple, j’ai joué Asma qui est une femme qui a le Sida dans le Monde arabe. C’était super tabou. J’ai fait une femme qui a eu le cancer parce qu’on ne parle pas du tout du cancer. J’ai joué des femmes fortes, indépendantes, et en même temps pas libertines. Généralement il y a des stéréotypes, soit la femme doit être complètement dépravée, soit elle doit être un ange tombé du ciel. Malheureusement, surtout dans le cinéma commercial, il faut se battre contre ces stéréotypes et je pense que c’est pour moi, une sorte de combat, de porter à l’écran des femmes qui sont libres dans leur tête, libres de leurs corps, mais pas forcément des dépravées, et en même temps, qui sont des femmes fortes. J’essaie un peu d’identifier mon public féminin à cette femme-là qui représente 90 % de la femme arabe que je vois dans la rue et que je ne retrouve pas forcément dans les films.
– Depuis vos débuts d’actrice, en 1994, trouvez-vous que le cinéma a beaucoup changé ?
Ah oui. Complètement. Mon premier film, Les silences du palais, c’était avec la caméra 35 mm qui faisait du bruit, il fallait vérifier le point… Maintenant la plupart des gens avec qui je travaille, même les metteurs en scène, n’ont jamais vu de caméra 35 mm… Donc ça me fait quand même bizarre parce que je ne suis quand même pas si vieille que ça. Mais j’ai commencé jeune donc ça fait longtemps que je fais ce métier. Je ne suis pas vieille mais en même temps, j’ai l’impression d’être d’une autre génération, cinématographiquement parlant. Ca m’apporte beaucoup d’expérience et de diversification, de variété. Le métier techniquement, a beaucoup changé et les gens qui font le métier aussi. Vu que techniquement, c’est beaucoup plus facile, il y a un accès au métier qui est beaucoup plus facile. Il y a une démocratisation du cinéma, ça je l’ai vu. Quand j’ai commencé, c’était vraiment l’élite, les intellectuels, la caméra était un monstre sacré. Tout ce qu’il y avait autour d’elle était sacralisé. Maintenant pas du tout. C’est bien parce que ça a émancipé beaucoup de jeunes, ça a leur a donné des moyens mais pas que financiers, une certaine confiance pour pouvoir faire du cinéma eux aussi, aborder des sujets. Donc c’est un métier qui s’est démocratisé et qui a rajeuni.
– Et trouvez-vous qu’il y a plus d’audace dans les films, en général ?
Non, au contraire. Quand je vois les films des années 80 ou 90, dans le Monde arabe et surtout en Tunisie, il y avait une audace incroyable par rapport à la société qui était opprimée et censurée. Je pense que l’audace vient toujours du fait d’être censuré justement. Plus on a de liberté, paradoxalement, moins on a d’audace parce qu’il n’y a plus d’objectif.
– Quels sont vos projets actuellement ?
Je suis entre deux projets. Je commence un tournage en Egypte en décembre. En Tunisie, on est en train de réfléchir à retravailler ensemble avec Hinde Boujemaa. Ca prend du temps, un bon film. Avant, j’ai passé dix ans dans les studios à faire des films, des films, des films, maintenant je prends beaucoup plus mon temps. Quitte à faire un film tous les deux ans, mais bien le faire que ce soit un film commercial, un blockbuster, ou un film d’auteur. J’ai du respect pour les deux et je ne veux pas choisir, je veux continuer à faire les deux. Cette année, ce sera peut-être un peu plus commercial, et puis on verra.
– Que faites-vous quand vous ne tournez pas ?
Je suis avec ma famille, mes filles, je voyage avec mon mari. On aime beaucoup les voyages, on est des nomades. On aime partir dans des contrées lointaines. Sinon je suis très casanière et pas très showbiz… Même si je revendique cette image de star, en même temps, je suis assez ordinaire, comme Noura.
– Faites-vous votre métier pour les mêmes raisons qu’au début ?
Non. Au début, je n’avais pas choisi ce métier consciemment. C’est un métier qui m’a choisie, c’est un destin. J’ai fait du cinéma par hasard, j’y suis restée par hasard puis par facilité, puis par ennui. Je n’ai choisi ce métier qu’il y a deux ou trois ans. Donc mon rapport au métier a beaucoup changé. D’ailleurs, ça change tout : l’envie, le désir. On ne peut pas continuer à faire ce métier sans désir. C’est tellement dur et quand je n’avais pas de désir, c’était très dur pour moi alors que maintenant, je prends vraiment du plaisir quand je travaille.
Michel AMARGER
(Afrimages / Médias France)
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