Michel Amarger était à l’époque de cet entretien, en 2002, journaliste et critique à Radio France Internationale, spécialisé dans l’audiovisuel avec une inclinaison particulière pour les cinémas d’Afrique. Il faisait des reportages, réalisait des émissions sur le cinéma. Il traitait l’audiovisuel pour l’agence de presse écrite de RFI et, de façon plus large, travaillait à la réflexion sur la répartition des informations cinéma au sein des divers secteurs de RFI. Il s’occupait également du volet formation en direction de journalistes étrangers. Son engagement reste entier aujourd’hui de mieux faire connaître un cinéma encore marginalisé.
Uffej: Nous avons souvent constaté, lors de festivals, combien un même film est apprécié différemment selon l’origine des spectateurs.
MA: Un film fait dans un pays particulier est apprécié d’abord comme une représentation des gens qui le regardent. Ils y cherchent des signes de leur culture. Le premier critère est donc de savoir si le film est fidèle à leur image ou s’il la remet en question. Par exemple, Les sabots en or de Nouri Bouzid est marquant parce qu’il interpelle l’identité de l’intellectuel tunisien en 1988.
Ensuite, il peut être perçu de différentes manières à l’extérieur : comme un objet exotique, un objet de connaissance, ou un objet de divertissement. Tout dépend du rapport qu’a le spectateur avec la société véhiculée par le film. ça peut être un regard colonialiste, nostalgique, conquérant, un regard informatif. Les approches sont multiples. Ce qui est frappant, c’est de voir que des films issus de sociétés particulières et qui mettent en jeu leurs codes, fonctionnent de façon universelle. Regardez l’impact de Yeelen du Malien Souleymane Cisse, le succès pour les jeunes de Rabi du Burkinabé Gaston Kaboré. Cela pourrait indiquer qu’il y a un « noyau » qui touche tout le monde ou que certains films sont suffisamment forts pour que leurs composantes soient perceptibles pour un public universel.
Uffej: Un film comme Ceddo de Ousmane Sembène, au démarrage, a été interdit par Senghor, ou Cocorico ! Monsieur Poulet de Jean Rouch a été rejeté à une époque parce que les Africains refusaient de se moquer d’eux-mêmes.
MA: Oui. Il y a des films forts, visionnaires, qui sont en avance sur leur société. Ils sont violemment contestés car ils remettent en cause trop de choses. Un film est moins intéressant quand il laisse indifférent. Cela veut dire qu’il est un produit standard, un film parmi d’autres, qui ne suscite ni débat ni enthousiasme.
Uffej: Y-a-t-il une perception du cinéma propre à l’Afrique ? Ou retrouve-t-on un mode de consommation identique de par le monde ?
MA: La façon non pas de consommer mais d’avoir une relation au film et au cinéma, est différente selon l’époque et la société que l’on considère. Il y a, de manière schématique, des pays où les gens voient le cinéma comme un spectacle avec une dimension participative, d’autres où il est perçu comme un objet à contempler, un objet en soi, fini. Les Occidentaux regardent souvent le cinéma en silence. Il y a un aspect de sacralité où le spectateur est passif. Il commente après mais pas pendant. Dans d’autres zones, les régions latines, africaines, orientales, ce n’est plus un spectacle auquel on assiste, mais un événement qu’on s’approprie. On voit le film plusieurs fois, on connaît les répliques. On rentre et sort de la salle. On s’implique dans l’histoire, il y a un jeu avec le cinéma beaucoup plus grand.
Uffej: Mais de telles pratiques ne sont-elles pas aussi fonction d’une époque ?
MA: De manière caricaturale, je dirais qu’il y a ces deux modes d’approche, y compris à l’intérieur d’une même société. Bien sûr ils sont aussi fonction de l’époque. Par exemple en France, le cinéma est devenu une chose que l’on consomme passivement dans la salle. Si on veut participer, on se déporte vers l’univers du jeu vidéo ou l’Internet qui est interactif. Le cinéma n’est plus le seul mode relationnel à l’image. La technologie en se répandant dans la société, fait que l’on consomme davantage d’informations. La participation physique, sensitive et même intellectuelle, est subordonnée à une autre approche des médias.
BM: Une fois j’ai fait une exposition de livres déchirés, et les Africains étaient outrés qu’on puisse abîmer le livre.
MA: Ce qui sépare, peut-être plus que les différences culturelles, ce sont les aspects de la réalité technique et sociale. Les pays africains aspirent à développer leur technologie donc si on agit de manière sacrilège sur ce qu’ils aspirent à avoir, on dérange. Un film qui remet en question le mode narratif, qui casse l’histoire, la compréhension des caractères, qui brouille les pistes, l’image, est dérangeant, non pas en tant que remise en question, mais parce qu’il s’attaque à un mode d’expression dont on veut d’abord maîtriser la technique. C’est pourquoi il existe peu de cinéma expérimental dans les sociétés africaines. Les films réalisés par des Africains ont toujours un ancrage dans la réalité.
Uffej : Souvent le cinéma (africain ou autre) aspire à accéder à un niveau international, mais perd de ce fait une véracité dans ses relations avec ses racines.
MA: Si le projet de faire un film universel est préalable au film, il ne sera qu’une application de recettes pour atteindre cet objectif. Si le cinéaste est un artiste sensible, il parle avec les codes de sa société, de choses suffisamment profondes pour résonner auprès de tous les publics. Sinon on est dans le piège de l’œuvre faite pour plaire, qui cherche à prendre une place sur un marché.
Uffej : En fait, c’est du cinéma trop calculé…
MA : Peut-être ou alors pas assez maîtrisé. Je distingue bien l’intention du cinéaste, sa démarche – intellectuelle, artistique, économique – de ce qui est son propos d’auteur. Le film doit être estimé comme un élément singulier. Quand on fait de la critique, c’est l’objet-film qu’on doit considérer en priorité. Et puis, il ne faut pas faire de hiérarchie entre le public intellectuel qui voit des films et les apprécie avec une certaine grille, et le public populaire qui a le droit d’être gratifié avec des films qui lui plaisent et lui font du bien. Les gens qui sont plongés dans des problèmes de société, de chômage, de survie, si on leur montre des images brillantes d’eux-mêmes, radieuses, optimistes ; on peut penser aussi dans une certaine mesure, que ça les conforte dans le fait de ne pas chercher à se révolter. Mais des films légers, divertissants, font du bien et ne sont pas à négliger. Même s’ils apparaissent simplistes dans leur écriture en regard de l’histoire du cinéma.
Uffej: Mais qu’en est-il de la position du critique de cinéma? Peut-on apprécier une œuvre en dehors de son contexte?
MA: Si on veut faire évoluer le cinéma, il faut en avoir une perception évolutive qui induit une certaine exigence. On estime mieux un film dans son contexte socio culturel. Certains critiques fonctionnent sous forme de coup de cœur, mais cela n’aide pas à resituer un film dans l’évolution des arts. Par contre je crois à l’intuition de l’auteur. Par exemple, le Sénégalais Djibril Diop Mambéty connaissait empiriquement les westerns. Badou Boy et Touki Bouki sont filmés avec sa sensibilité au genre, adaptée à son mode d’expression d’Africain. Cela dit, en tant que critique, ce n’est pas parce qu’on connaît ce qui s’est passé dans l’histoire du cinéma qu’on doit faire fi d’une approche instinctive et première du cinéma. Il faut « savoir » se laisser emporter par la magie du cinéma.
Propos recueillis et retranscrits par Laurence Dabosville et Bernard Mathonnat, avec l’aide précieuse de leur auteur.
Paru dans 0 de conduite, numéro 46. Juin 2002.
Revue de l’Union Française du Film pour l’Enfance et la Jeunesse.
Epicentre, BP 13. 12 rue de Paris, 93801 Epinay-sur-Seine Cedex.