Cinéma et expressions culturelles : regard des cinéastes tchadiens de la diaspora sur leur société

Par Patrick Ndiltah, Maître-Assistant (CAMES), Université de N’Djaména

 

Résumé

Depuis la découverte des plus vieux vestiges de l’humanité, Abel et Toumaï, le Tchad est considéré comme un pays très ancien, mais aussi paradoxalement, un État récent. La notion d’histoire, de passé, en particulier pour les cinéastes, n’a pas le même sens que chez les Occidentaux. Ils sont à la fois issus du berceau de l’humanité et sont en même temps témoins d’un passé très récent. Pas de jalonnement : Moyen Age, Renaissance…, avec des figures emblématiques qui constituent une espèce de ligne continue du passé ; ils ne peuvent donc puiser que dans deux sources lorsqu’ils veulent témoigner de l’identité culturelle de leur pays : un fonds culturel atemporel qui est celui de la tradition et des événements souvent dramatiques et tragiques d’un passé récent. Ce rapprochement s’observe dans un même plan de Daresalam, qui superpose le personnage d’un guérillero aux peintures rupestres gravées sur les parois rocheuses du Tibesti. Étant donné qu’il existe deux catégories de cinéastes et par conséquent deux types de production au Tchad, le présent travail qui se base sur quelques œuvres, constitue un premier jalon d’une analyse sur le regard critique que portent les cinéastes tchadiens de la diaspora sur leur société. Il n’est qu’une analyse partielle qui peut faire l’objet d’un approfondissement et ne reflète pas l’ensemble des points de vue de tous les cinéastes tchadiens.

 

Mots clés : Cinéaste – culture – diaspora – héritage – identité – infidélité – pilier – repère – révolte – tchadien.

 

Films and cultural expressions in Chad

Abstract

Since the discovery of Abel and Toumaï, the two oldest relics of humanity, Chad is considered to be an antique country and also paradoxically, a recent state. The notion of history, of past, particularly for filmmakers, has not the same meaning as for westerners. They belong at the same times to the cradle of humanity and witnesses of a recent past. No marking out such as : Middle Ages, renaissance, etc. with emblematic figures that are a kind continuing line of the past; they can only draw from two sources when they want to witness the cultural identity of their country : from a timeless cultural heritage which is that of tradition and always dramatic and tragic events from a recent past. We can observe this reconciliation in a same shot of Daresalam, that reimposed the character of a guerrilla on the rock paintings carved on the rock faces of Tibesti. Knowing that there are two kinds of filmmakers, hence two kinds of production in Chad, this work which is based on few films, is a first foundation of an analysis on critical view cast by Chadian filmmakers living in diaspora on their society. It’s is a partial analysis which ca be further and does not reflect the whole point of view of Chadian filmmakers.

 

Key words : Bedrock – Chadian – culture – diaspora – filmmaker – heritage – identity – unfaithfulness – reference – revolt.

 

 

Introduction

Le cinéma est considéré comme un lieu privilégié de la mémoire collective, dont la fonction consiste à transmettre les souvenirs du passé à des contemporains et des générations futures et à permettre l’affirmation d’une identité collective (Wenjun Deng : 2014). En tant que médiateur, il permet à une chose qui n’est pas là sur le moment, à savoir la réalité, de revenir sous une autre forme, à savoir l’image (Christiane Freitas G. : 2006). C’est donc un miroir qui permet à un peuple de se regarder. Celui de notre humanité dans tous ses états. Celui de notre société, avec ses évolutions, ses contradictions, ses aspirations, ses fantasmes. L’importance du miroir tient à ce qu’il renvoie. Et le cinéma a ceci de particulier de proposer un reflet à la fois extrêmement collectif et profondément intime. Le cinéma est dans la vie et la vie est dans le cinéma (Pierre Vaccaro : 2008).

 

Dans son histoire récente, le Tchad est particulièrement marqué par la violence, la pauvreté, les conflits territoriaux etc. Cette espèce d’obsession d’un État menacé, d’une société pauvre et en perpétuel déséquilibre, se retrouve, ce qui n’est pas surprenant, comme thème de prédilection dans les œuvres des cinéastes tchadiens de la diaspora beaucoup plus fréquemment que chez d’autres cinéastes africains. C’est ce qui justifie le choix de notre thème.

Une autre spécificité doit aussi être soulignée : dans la mesure où les cinéastes tchadiens sont venus plus tard que d’autres à la réalisation, il n’est peut-être pas surprenant de trouver si peu d’allusions au colonialisme dans leurs films. L’histoire a passé et ce qui était, pour leurs aînés d’autres pays africains, un thème obligé, n’est peut-être pas, pour eux, la priorité. Néanmoins, on trouve quelques allusions faites au colonialisme mais elles ne sont faites que par de petites touches. Cependant, comment les cinéastes de la diaspora qui vivent loin de leur pays, se prennent-ils pour témoigner et porter leurs critiques sur les différentes pratiques observées dans leur société ?

 

Méthodologie

Notre problématique nous conduit à entreprendre une démarche tant sur le plan méthodologique que structural. Le domaine de notre étude étant cinématographique et socio-anthropologique, nous privilégions la méthode analytique. Nous nous sommes basés sur un certain nombre de films et d’ouvrages traitant de la question. La technique utilisée pour la réalisation de ce travail est l’analyse filmique et l’utilisation des fiches de lecture des documents relevant du domaine de cette recherche.

 

Parler du cinéma tchadien revient à parler de deux types de cinéastes, par conséquent, deux types de production, deux types de diffusion et deux types de publics[1]. Notre objectif dans ce travail consiste à analyser à travers un certain nombre de films des cinéastes tchadiens de la diaspora, le regard qu’ils portent sur cette société.

 

Notre travail est axé sur deux points. Nous présenterons d’abord brièvement le cursus des cinéastes de notre corpus à savoir : Issa Serge Coelo et Mahamat Saleh Haroun vivant tous les deux en France et donc à cheval entre deux cultures. Sur la base de neuf films retenus dans notre corpus, ce qui n’est certes pas représentatif, nous analyserons leurs regards sur les différentes pratiques observées dans la société tchadienne. Bien que cet échantillonnage ne soit pas représentatif, notre choix se justifie par le simple fait qu’il s’agit ici des cinéastes reconnus à l’échelle planétaire et dont les films sont diffusés à l’échelle mondiale et ont également fait l’objet de critiques internationales. Aussi, ce travail qui n’a qu’une visée exploratoire, constitue une première phase d’analyse du regard des cinéastes tchadiens sur leur société et pourrait donner lieu à d’autres travaux de recherche sur les œuvres des cinéastes tchadiens produits et diffusés localement. Mais avant cela, il convient donc de s’interroger sur la culture même de nos deux cinéastes de la diaspora retenus.

 

  1. Cinéastes tchadiens de la diaspora, quelle appartenance culturelle ?

 

Avant d’examiner les films qui font l’objet de cette étude et d’analyser le regard que portent les réalisateurs sur leur pays, il est nécessaire de réfléchir sur leur situation socio-culturelle quelque peu ambiguë. Cette ambiguïté porte également sur la nationalité de leurs ouvrages mais ce n’est pas le lieu ici d’en parler. Nous nous intéresserons plutôt à leurs contenus. En effet, les deux réalisateurs emblématiques, Issa Serge Coelo et Mahamat Saleh Haroun, auxquels le cinéma tchadien s’identifie, vivent tous les deux en dehors du Tchad. En conséquence, ils sont divisés dans leur identité culturelle, possèdent une double nationalité et ont un double regard sur la société tchadienne.

 

  • Issa Serge Coelo

Issa Serge Coelo est issu d’un père français et d’une mère tchadienne. Parti très tôt du Tchad pour le Mali, il quitte ensuite pour la France où il s’installe et fait des études d’histoire à l’université à Paris 1[2] puis une Maîtrise de cinéma à l’École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle (ESRA) en qualité de réalisateur. Il commence sa carrière comme caméraman pour des productions de télévisions parisiennes notamment, pour M6, France 3, TV5, CFI et aussi avec Souleymane Cissé avant de passer à ses propres réalisations. Pour lui :

 

Être métis à cheval sur deux cultures facilite parfois les passages dans les aéroports mais pose des difficultés spécifiques : il faut se battre pour le faire admettre. J’ai cependant la chance de parfaitement comprendre la société occidentale et la société africaine. Je me situe sur le terrain africain par choix, mais ceux que j’ai en face de moi ne savent pas toujours bien sur quel pied danser. Le métissage, en impliquant un accès à plusieurs cultures, va dans le sens de l’évolution humaine et permet de faire le tri dans sa civilisation pour en prendre le bien et laisser le mal. Olivier Barlet (1997)

 

Vivre une partie de sa vie à sa naissance au Tchad, son adolescence au Mali, et le reste de sa vie en France permet-il vraiment de s’imprégner à la fois des réalités africaines et occidentales ? Est-ce forcément un atout pour connaître parfaitement les réalités culturelles et sociales de ces sociétés comme l’affirme l’auteur ? Avec quel regard peut-on témoigner des réalités d’un pays qu’on a quitté depuis son enfance surtout si on a vécu dans trois sociétés différentes ? Comment peut-on comprendre de l’intérieur les deux sociétés différentes dont on est issu en ne vivant plus que dans l’une d’entre elles ? Comment Issa Serge Coelo a-t-il réussi à « danser sur un pied » sur lequel il ne s’appuie pas, le pied tchadien, étant entendu qu’il s’appuie sur l’autre qui est en France où il vit ? Telles sont les questions qui traversent l’esprit lorsqu’on est face à une œuvre réalisée par un auteur à cheval entre deux cultures. Cette question nous renvoie à l’analyse faite par Ricci Daniella (2016) sur les stratégies mises en œuvre par les réalisateurs de la diaspora pour exprimer une reconstruction identitaire[3] et du mouvement permanent des réalisateurs de la diaspora entre leur pays d’origine et leur lieu d’habitation évoqué par Olivier Barlet (1996)[4].

 

  • Mahamat Saleh Haroun

Né à l’Est du Tchad, Mahamat Saleh Haroun est issu, lui, des deux parents tchadiens. Blessé pendant la guerre civile en 1979, il quitte le Tchad pour le Cameroun puis la Chine où son père était en poste et s’installe ensuite en France où il étudie au Conservatoire Libre du Cinéma Français à Paris, puis à l’IUT de journalisme de Bordeaux. Il se lance dans le journalisme mais revient aussitôt au cinéma. Contraint à l’origine à cet exil à cause de la guerre au Tchad, il s’installe ensuite de son plein gré et ne retournera pas dans son pays jusqu’à la mort de sa mère. Se sentant coupable, il déclare dans son film Bye bye Africa (1999) que lorsqu’on décide de vivre loin de son pays, de ses parents, l’on doit en assumer les conséquences, par exemple n’être pas présent pour les voir mourir. En effet, comment comprendre que quelqu’un qui n’a pas connu son pays pendant plusieurs années se présente comme son porte-parole ? Avec quel regard pourra-t-il analyser les faits sociaux dont il n’a l’expérience que de loin ? L’entre-deux culturel, l’exil, le nomadisme, le dilemme traversent l’esprit d’un cinéaste qui se veut porte-parole de son peuple mais qui ne peut se décider à vivre à ses côtés. C’est cette culpabilité qu’il exprime lors d’un entretien avec le journaliste canadien David Walsh :

 

It’s not my fault, but, you know…It’s not my fault, that’s right, that’s why I feel guilty, because it’s not my fault and I am a kind of victim, but I don’t want to say that I am a victim. We are victims of historical facts, but I feel guilty because I speak sometimes as a spokesman for Africa, but I am so far from Africa, so far from the reality. I would like to go back to Africa and speak about Africans, but that’s not possible and that’s why I’m guilty. I’m guilty of being a spokesman very far from his own reality. That’s a big problem. That’s why I’m going to return to Chad. David Walsh (2000)

 

« Je me sens coupable d’être un porte-parole d’un pays dont je suis si éloigné ». En une phrase, Mahamat Saleh Haroun résume le malaise qui est au cœur de son statut. Bye bye Africa est une interrogation, une remise en cause faite par le cinéaste à propos de sa propre situation. C’est un regard rétrospectif sur sa vie en tant que tchadien et c’est la raison pour laquelle, lorsqu’il est en train de voir l’image de sa défunte mère, il cite Jean-Luc Godard : le cinéma crée la mémoire. C’est en quelque sorte un regard sur sa propre image. Ce statut ambigu, il l’exprime également en faisant une allusion à Freud comme en témoigne sa déclaration à David Walsh :

 

Freud, because this story is an exploration of myself also. I don’t have the best character, my character in the film, he’s a kind of irresponsible guy, a bit bastard. So Freud is the way to see yourself and to try to know who you are. We are all trying to reflect on that, to know who we are. Am I a man from France, because I have lived there for twenty years and married a woman there? Who am I ? We are all in a kind of desert. He worked a lot on these issues.

 

L’expression significative de ce propos est « suis-je un français pour y avoir vécu pendant vingt ans et marié ? » mais la plus significative sans doute est « my character in the film » qui vient opportunément rappeler que ce dont parle Mahamat Saleh Haroun reste une fiction qu’il ne faudrait pas confondre avec le réel. Dans ce film plus encore que dans d’autres fictions autobiographiques « Je est un autre ». Deux épisodes de Bye Bye Africa témoignent de ce trouble identitaire :

 

  • Pour avoir filmé un passant, le cinéaste s’est violemment vu attaquer par ce dernier qui le traite de voleur d’images. Réaction qu’il ne comprend pas du tout dans la mesure où les prises d’images qui ne constituent pas un acte délictueux en France où il vit, constituent en de nombreuses cultures non comme un vol au sens juridique, mais une prise de l’âme au sens spirituel. Son éloignement du milieu tchadien ne lui permet pas de comprendre les réalités. C’est ce que lui explique Garba, son compagnon : Tu as trop vécu à l’étranger. On a de gros problèmes avec les images, on n’arrive pas à faire la différence entre fiction et réalité. Cette situation démontre que c’est au travers d’autres individus que le cinéaste saisit la réalité du milieu où il ne vit pas. Et cette réalité lui saute, littéralement et métaphoriquement, au visage sous forme d’un coup-de-poing dans l’œil, celui du passant qu’il a filmé.

 

  • La deuxième situation s’observe lors du casting organisé par le cinéaste. Au cours de ce casting, une jeune fille qui se présente pour devenir actrice dans le film fait remarquer qu’elle n’accepterait pas de jouer torse nu de crainte d’être montrée du doigt par la société. Ensuite, elle s’adresse au réalisateur, lui demandant : vous êtes tchadien ou vous n’êtes pas tchadien ? Cette question montre une seconde fois, qu’à force de vivre loin de son pays, le cinéaste a perdu le sens des réalités culturelles de sa société. La tradition africaine et tchadienne ne permet pas à une femme de se présenter nue en public. C’est encore à travers cette jeune fille qu’il pénètre sa culture, sa tradition et il y a peut-être lieu de dire ici qu’il y a un certain déracinement en lui, et que par le biais du cinéma, du film, il cherche à revenir à ses sources, à retrouver son image, son identité comme c’est le cas de bien d’autres cinéastes africains de la diaspora comme le Camerounais Jean Marie Teno dans son film Hommages (1985) où il profite d’un retour au pays lors des funérailles de son père pour renouer avec son village et comprendre les changements survenus.

 

L’artiste étant un des vecteurs de transformation de la société, doit comprendre les faits avant de les dénoncer. Mais c’est avec un double regard que les cinéastes tchadiens de la diaspora témoignent de la réalité socio-économique, politique et culturelle de leur pays, et développent des thèmes souvent très variés, relatifs aux conditions de vie de leurs concitoyens.

 

  1. Témoignage et critique d’une culture tchadienne

Lorsqu’on examine les réalisations des cinéastes tchadiens de la diaspora, force est de constater qu’une multitude de thèmes sont développés à la fois. Cette pratique rend quelquefois difficile la réception de leurs films par tout spectateur n’ayant aucune connaissance de la société tchadienne. On pourrait comparer ces films aux tissus traditionnels, brillants, colorés, dans lesquels sont tissés des fils de plusieurs couleurs. Il est donc assez difficile, de démêler ces fils sans défaire la trame, mais c’est ce que nous allons tenter de faire pour les besoins de l’analyse. Auparavant, il faut peut-être essayer de répondre à une interrogation : on pourrait se demander si la complexité et la multiplicité des thèmes abordés dans les films tchadiens qui peut parfois prêter à une certaine confusion et à un manque de maîtrise des structures ne relève pas tout simplement d’un phénomène de production, d’un phénomène financier ; c’est-à-dire que ces réalisateurs, qui ne sont pas certains de bénéficier d’un financement ultérieur, par peur de n’avoir pas la possibilité de traiter dans un film suivant un thème qu’ils auraient souhaité traiter, sont amenés à inclure, dans une même œuvre, un ensemble de thèmes qu’ils auraient peut-être souhaité traiter séparément s’ils avaient eu la maîtrise de la production[5]. Ce n’est qu’une hypothèse, mais on peut la considérer comme sérieuse. La seconde hypothèse relève peut-être des contraintes de financement. N’ayant plus un appui financier de leur pays d’origine, les cinéastes de la diaspora se tournent toujours vers d’autres guichets qui, en vue de leur octroyer un financement imposent un certain nombre d’exigences. Peut-être que cette manière de faire relève de ces exigences étant donné que « la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit ». C’est donc à ce titre que le cinéaste Mahamat Saleh Haroun lui-même qualifie ses films de films à tiroir[6]. Il nous appartient cependant de tenter de tirer, un à un, les fils de ce tissage, quitte à perdre ainsi une partie du dessin… ou du dessein.

 

  • La violence au quotidien

Quoi de plus anormal de parler de la violence comme culture d’un peuple. Cela revient, dans une certaine mesure, à qualifier ce peuple de sauvage. Mais l’histoire du Tchad est ainsi faite. Dans certaines communautés du Tchad, elle est considérée comme un acte de bravoure. Pays de Toumaï[7], la population tchadienne se dit être descendant des Sao[8], ancêtres renommés être de grands guerriers. C’est donc ce nom que porte l’équipe nationale de football qui malheureusement, n’arrive plus à gagner des batailles.

L’histoire du Tchad nous montre que ce pays vit dans une instabilité politique endémique. Cette instabilité est la conséquence de multiples guerres et conflits qui se déroulent aussi bien entre les fils de ce pays qu’avec certains de ses voisins. Le cinéma étant un miroir, un reflet de la société, les cinéastes tchadiens de la diaspora s’en servent pour révéler à l’opinion l’influence qu’a ce passé historique sur le comportement « belliqueux » de leurs concitoyens. Ils s’en servent bien évidemment pour révéler les maux qui minent cette société.

Dans un État stable, les forces de l’ordre incarnent la sécurité. Elles sont tenues, comme l’indique leur nom, d’assurer l’ordre et la paix dans la cité. Au Tchad, elles symbolisent la violence, la brutalité. Plusieurs raisons liées à ce comportement en Afrique sont évoquées par Claude Forest (2020)[9] mais l’une des principales raisons en ce qui concerne le Tchad reste le manque de formation. Suite aux multiples conflits qu’a connus le pays, la plupart des éléments de force de sécurité provient d’anciens rebelles. À ce titre, ils n’ont reçu aucune formation car, dans le cadre d’une rébellion, toute la formation se résume au maniement d’une arme. Point n’est besoin d’apprendre une éthique ou une déontologie militaire et d’ailleurs il n’y a pas de temps pour cela. Dans un épisode de son film Daresalam, Issa Serge Coelo nous montre cela. Il en va de même pour certains recrutements à la police qui se font sans formation. Et comme nous le savons bien, un agent de sécurité sans formation est un danger public et un potentiel criminel.

 

Dans Un Taxi pour Aouzou, nous sommes en 1994 et le Tchad vient de sortir d’un régime dictatorial, sanguinaire. Dès le générique, comme en exergue du film, on observe un tableau naïf représentant une scène de torture exécutée par des hommes en uniformes. C’est la toile de fond du film, l’univers de la guerre, donc de la violence que subissent les personnages. Plus loin, le chauffeur de taxi, Ali Mahamat Nour, est surnommé par ses amis « arbatachar »[10].

Au cours de ses trajets, lorsqu’il est sollicité par un jeune homme pour conduire son frère malade à la maison, le chauffeur de taxi est agressé avec une arme blanche[11] par son client dans sa voiture. Ceci montre qu’au cours des activités quotidiennes, le citoyen tchadien fait face en permanence à la violence.

On pourrait citer des épisodes semblables dans N’djaména city (2007), Daresalam (1999) de Issa Serge Coelo, Daratt (2006), Hissein Habré, une tragédie tchadienne (2016), Bye Bye Africa (1999) ou Abouna (2002) de Mahamat Saleh Haroun.

 

Dans N’Djaména city, Issa Serge Coelo revient sur les dérives et les abus totalitaires d’un régime. Il retrace la violence qu’ont subie les prisonniers sous le régime dictatorial de Hissein Habré. Le colonel Koulbou, vêtu de rouge comme le sang qu’il aime faire couler, exerce son emprise sur ses troupes et surtout sur les prisonniers enfermés dans une piscine bétonnée. C’est donc dans cette piscine-prison où se pratique la méthode de torture à l’arbatchar qu’on voit sur le générique de son film Un taxi pour Aouzou. Ce colonel tire satisfaction des souffrances infligées aux prisonniers. Bien avant cela, Mahamat Saleh Haroun l’a montré dans son film Daratt où Nassara qui n’est que le prototype du colonel Koulbou dans N’djaména city, cherche à se racheter en adoptant Atim qu’il a rendu orphelin suite à l’assassinat de son père. Dans son documentaire sur Hissein habré (2016), il va à la rencontre des rescapés de ces violences qui portent encore les traces de cette horreur dans leur chair et dans leur âme et à qui il accorde une parole libératrice, pour exprimer leur amertume, raconter les atrocités qu’ils ont vécues.

 

Dans Abouna, on peut peut-être, et ce n’est même pas établi, lire le départ du père, son exil, comme une conséquence de la guerre. Mais cette violence n’est absolument pas au cœur du film, elle n’est même pas périphérique. Dans Bye bye Africa, le cinéaste montre l’impact de la violence qu’a laissé cette guerre sur les murs des salles de cinéma Normandie et Etoile. Cet impact, on le retrouve également sur les individus et c’est le cas de cette famille disloquée à cause de la guerre. Dans Un Taxi pour Aouzou, cette violence se limite pratiquement à la torture qu’a subie le protagoniste dans le passé, hors du temps du film. A l’inverse, on a une version toute différente dans Daresalam où à travers la révolution, l’acte de violence est au centre même du film. A l’origine, il s’agit d’une révolte paysanne c’est-à-dire une rébellion contre l’impôt, contre un impôt qui opprime les paysans, les pauvres. Le geste fondateur, inaugural, de la rébellion est la blessure infligée au chef du Poste Administratif, percepteur de l’impôt, par l’un des jeunes hommes du village, symboliquement avec une arme traditionnelle. A l’origine, cette atteinte à l’ordre public est considérée par le réalisateur, dans la manière dont il présente les personnages, comme légitime. Le problème va se poser ensuite lorsque, après l’exécution du chef de village commandée par le ministre, la révolte va devenir rébellion et que ce qui était à l’origine, une révolte paysanne légitime et fondée sur le droit, va se transformer en révolution sanglante. De par sa formation en histoire, le cinéaste retrace donc dans ce film l’histoire de la naissance du premier mouvement de révolution, le Front de Libération Nationale du Tchad (FROLINAT) en 1963. Le film se termine donc par la naissance d’un enfant qui symbolise un espoir de jours meilleurs pour une population durement meurtrie mais sans transformation politique.

 

  • La famille

En général, la notion de famille en Afrique traditionnelle est très large. Elle regroupe : le père, la mère, les frères et sœurs, les oncles, les tantes, les cousins et cousines etc. Dans cette famille, c’est le régime patriarcal qui est en vigueur. Le père a une entière responsabilité et une autorité sur le ménage. Le dernier mot lui revient toujours de droit. Quant à la mère, elle a le devoir de procréer et de travailler pour nourrir la maison. Elle n’est pas souvent considérée comme l’égale de l’homme. L’enfant est à son tour considéré comme le remplaçant, l’héritier, et à ce titre, la stérilité est souvent à l’origine de beaucoup de discordes. L’infidélité féminine n’est pas tolérée parce qu’elle est considérée comme source de déshonneur et de malheur pour une famille, alors que les hommes, à cause du système patriarcal en vigueur, se contentent de la pratiquer sans inquiétude. Dans certaines sociétés traditionnelles, lorsqu’un homme surprend un autre en flagrant délit d’adultère avec sa femme, il ne peut agir. Il doit au contraire, chercher à réparer le tort en commettant à son tour l’adultère avec la femme de son offenseur. L’éducation des enfants revient en premier lieu à leurs géniteurs mais aussi à toute la communauté. L’éducation d’un garçon relève souvent du devoir paternel, c’est ainsi que dans Abouna, à l’absence du père, la mère rencontre tous les problèmes d’éducation de ses deux garçons qu’elle finit par placer dans une école coranique. À l’inverse, celle de la fille revient à la mère. En cas d’absence de ceux-ci, les oncles prennent la relève. C’est le cas avec ces deux garçons avant qu’ils soient placés dans une école coranique. Ce sont ces différents aspects de la famille que le cinéaste Mahamat Saleh Haroun évoque dans ses films.

 

  • L’infidélité : un phénomène social

La pratique de l’infidélité n’est pas souvent évoquée par Issa Serge Coelo. On ne la retrouve que dans Un Taxi pour Aouzou où le chauffeur de taxi parle d’une femme qui sort de chez son amant et surtout lorsque les chauffeurs de taxi se retrouvent sous le hangar, l’un d’entre eux raconte son histoire avec une femme qui revenait de chez son amant. Elle se cache dans le taxi mais sera découverte par le mari qui, furieux, cherche à l’assassiner mais les gendarmes interviennent pour les prendre. Racontée avec humour, cette histoire amuse tous les chauffeurs de taxi et montre à quel degré, l’infidélité est considérée comme un fait banal, sans trop d’importance et peut-être n’est même pas condamnée par certaines couches sociales de la société tchadienne.

 

Dans son court métrage Kayaman (2001), Issa Serge Coelo nous présente un cas d’infidélité totalement symétrique de celui qu’évoque Mahamat Saleh Haroun dans Bye bye Africa. Kaya est un jeune africain, étudiant en France qui connaît un retard dans le versement de sa bourse à cause de la guerre dans son pays. En France où il vit, il a une liaison avec une Européenne alors qu’il est fiancé à une jeune fille qu’il a laissée dans son pays. Cette situation repose sur une réalité sociale, celle des étudiants africains qui quittent leur pays avec une promesse de mariage, ou laissent derrière eux des épouses mais qui, une fois arrivés en Europe, se marient avec d’autres et ne pensent plus à celles qu’ils ont abandonnées au pays.

 

A l’inverse, dans Bye bye Africa, Mahamat Saleh Haroun, le « réalisateur-narrateur-protagoniste » qui est marié et père de deux enfants quitte la France où il vit pour se rendre au Tchad suite au décès de sa mère. Là-bas, il a une liaison avec une autre femme qui l’a, semble-t-il, attendu pendant plusieurs années en vain et a eu un enfant avec un autre homme. Ce comportement laisse croire qu’il n’y a aucune condamnation pour cette pratique et rend confus le point de vue narratif. Pour reprendre ses propres mots dans son entretien avec David Walsh : my character in the film, he’s a kind of irresponsible guy, a bit bastard. Il souligne ainsi, mais sans vraiment la condamner une pratique africaine et tchadienne qui consiste à entretenir une relation avec une deuxième, voire une troisième femme en dehors du foyer conjugal. Ces femmes communément appelées « maîtresse, deuxième ou troisième bureau », sont mieux entretenues que celles qui sont au foyer.

 

  • Le père : une responsabilité, un repère et une identité

Le statut du père est, en Afrique et plus particulièrement au Tchad, celui d’un repère, d’une référence et d’une base sur laquelle s’appuie toute la famille. Un bon père est souvent celui qui assume ses responsabilités vis-à-vis de sa famille. Il assume les charges sociales, économiques et financières du ménage. En cas d’absence ou de disparition, c’est tout le ménage qui en souffre. Une fois encore, on trouve un parallélisme dans les œuvres des deux cinéastes tchadiens. Alors qu’Issa Serge Coelo donne l’exemple d’un jeune père exemplaire dans Un Taxi pour Aouzou et d’un père patriarche dans Daresalam, Mahamat Saleh Haroun lui, développe les conséquences sur un ménage de l’absence, de la disparition d’un père.

 

Dans Un Taxi pour Aouzou, Ali Mahamat Nour est le symbole d’un père exemplaire. Nous le voyons dès les premiers épisodes du film courir au secours de sa femme prête à accoucher qui tombe avec un seau d’eau en main, et lui proposer ensuite de la conduire à l’hôpital. La photo de son épouse placée dans son taxi, atteste son amour pour elle. Ali Mahamat Nour rêve toujours de fonder une famille heureuse : Ici si t’es circoncis tu es un homme, et si la barbe sort, tu te maries et tu fais des gosses, et puis Dieu voulant, tu prends une seconde épouse. Moi je dis que si j’ai un fils pour porter mon nom, deux ou trois enfants ça suffit, car on n’a pas assez d’argent pour bien s’en occuper.

 

Il décrit ici la vision de la société sur la responsabilité, les différentes étapes qu’un enfant doit franchir pour devenir un homme, un être responsable, et ajoute sa propre conception quelque peu différente des idées reçues. A la naissance de son premier enfant, il se réjouit en ces termes : Je n’ai pas fondé de banque mais j’ai une famille. Petit à petit je vais racheter ce taxi à mon oncle. Je construirai une maison en dur puis je ferai un fils !

 

Posséder son outil de travail et construire une maison en dur avant de faire un fils. Voilà une pensée noble, celle d’un père responsable qui se soucie du bien-être de sa famille, qui souhaite fonder une vie de famille heureuse. Remarquons que ceci n’est qu’un projet de vie individuel, pas un idéal de société. C’est cultiver son jardin, être le boulanger de sa propre vie.

 

Dans Daresalam, le père de Djimi se montre également responsable. Après les récoltes qui se sont révélées bonnes, il compte gâter sa famille : une pièce d’étoffe pour son épouse, un boubou de cérémonies pour son fils qui est déjà grand, et quelques pains de sucre pour lui-même. Il doit ensuite, payer l’impôt. Quand son enfant tombe malade, il s’occupe de ses soins. Il est non seulement un père responsable, mais il est aussi un sage et un bon citoyen. Il est important pour le réalisateur de présenter cette image du sage car sa décision symbolique de demander un délai de paiement pour l’emprunt national devient ainsi tout à fait légitime aux yeux du spectateur et légitime la rébellion.

 

Il n’en est pas de même dans les films de Mahamat Saleh Haroun. Dans Bye bye Africa, nous sommes en face du rôle d’un père qu’incarne le réalisateur lui-même, qui laisse ses deux enfants en France et rentre chez lui au Tchad où il entretient une liaison avec une petite amie. Peut-être dirons-nous que c’est un autoportrait du réalisateur qui, avant de quitter le Tchad aurait peut-être fait une promesse de mariage à une fille pour ensuite en épouser une autre. Dans l’épisode où la fille se suicide pour avoir été rejetée par la société à cause du rôle de sidéenne qu’elle a joué dans un film, le compagnon de l’acteur principal – qui n’est autre que la voix de sa conscience – l’oblige à voir les choses en face : franchement Haroun, tu dois te poser des questions sur ta propre responsabilité. De quelle responsabilité s’agit-il ? Est-ce celle d’avoir employé la fille dans le film ou celle d’avoir quitté sa femme et ses enfants pour venir renouer avec une femme qu’il aurait abandonnée ? Le film ne nous en dit pas plus car rien ne nous dit qu’avant de quitter sa femme et ses deux enfants il était responsable ou pas. Toutefois, la question reste posée.

 

Abouna est un autre exemple type d’un père qui a fui ses responsabilités. Dès le début du film, nous voyons ce père partir vers une destination inconnue. Un peu plus loin, toujours dans le film, nous apprenons qu’il a été licencié de son emploi depuis deux ans mais refuse de le dire à sa famille. Est-ce parce qu’il ne peut pas assumer son rôle de chef de famille, parce qu’il n’a pas d’emploi, qu’il décide de partir ? Le film ne nous dit rien là-dessus. Ce n’est pas l’acte de départ que le réalisateur choisit d’explorer mais ses conséquences. Ce qui compte, c’est que son absence a causé le malheur de ceux qui sont restés derrière lui. Les enfants abandonnent l’école parce qu’ils n’ont pas un père pour les surveiller. Ils errent à la recherche de leur père, de leur repère. La tâche de leur éducation généralement dévolue en Afrique au père est abandonnée à la femme qui, dépassée, la confie à son tour à un marabout. La femme finit par sombrer dans la folie après de multiples épreuves (départ du mari, décès d’un de ses fils…), épreuves qu’elle ne peut surmonter mais qu’elle refuse de partager avec les autres. En somme, c’est un film qui nous montre les conséquences désastreuses de l’absence d’un père dans un ménage africain. C’est une manière de traiter en creux la question de l’exil. On pourrait dire, en forçant le trait, que le père, qu’on ne voit jamais, est le personnage central d’Abouna.

 

Enfin, dans Lingui (2021), son dernier long métrage, Amina, une fille-mère vit seule avec Maria sa fille unique de quinze ans. Rien ne filtre sur l’endroit où se trouve le père mais tout porte à croire que Amina a été abandonnée à sa grossesse par son « amant » et se serait occupée seule de la grossesse jusqu’à l’accouchement. Ce qui est fréquent dans la société tchadienne et démontre l’irresponsabilité de tels hommes. A quinze ans, Maria sa fille qui à son tour est tombée enceinte, refuse de dénoncer l’auteur et tente un avortement interdit par la société. À l’absence du père, la mère assume seule toutes les responsabilités au point même de vouloir livrer son corps pour subvenir aux besoins de sa fille. Ce film parle également des liens sacrés. Ces liens qui sont à l’origine d’une entraide entre les femmes. Pour payer les frais d’avortement au médecin, Amina a recours à sa sœur qui lui propose de vendre les colliers qu’elle lui remet. En retour, pour l’aider à éviter de faire exciser sa fille, Amina lui conseille les services d’une fausse exciseuse. C’est aussi un film sur le courage des femmes qui se battent pour s’occuper de leur famille.

 

  • La mère : un pilier sur qui tout repose

Le rôle de la mère dans un ménage, nous l’avons dit, consiste en Afrique traditionnelle à procréer et à s’occuper du ménage. Cependant, il est à noter que les femmes ont ici un rôle plus important que celui que leur attribue la tradition. C’est ce que nous disent les cinéastes tchadiens de la diaspora à travers leurs œuvres. Dans Daresalam, Issa Serge Coelo nous présente une mère qui veille sur son enfant malade. Elle part dans un pays en guerre pour tenter de rejoindre le dispensaire. C’est une mère qui souffre dans sa chair par le décès de son bébé et qui voit le seul fils qui lui reste s’enrôler dans la rébellion pour échapper à la répression des militaires. C’est un emblème de la douleur.

 

Dans Un Taxi pour Aouzou, il nous présente deux personnages de mères de famille qui peinent pour nourrir leurs enfants :

 

  • Dans l’épisode de la vendeuse de poissons, alors que les jeunes filles assises à ses côtés dans le taxi se plaignent de l’odeur nauséabonde de sa marchandise, elles s’entendent répondre : ça, moi je vais le vendre pour nourrir mes enfants. Je n’ai pas le temps de crâner avec du parfum comme vous.

 

  • Dans le même film et toujours dans le taxi, nous entendons une seconde femme se justifier auprès du chauffeur : ce n’est pas de la contrebande ! C’est de la débrouille ! Je vais chercher au Nigeria de quoi nourrir mes enfants. Mon mari boit, fume et joue !

 

C’est ce qui se voit souvent dans la société tchadienne. Dans certaines communautés, les tâches que doivent normalement accomplir les hommes, telles que construire une hutte ou s’occuper des travaux champêtres, reviennent aux femmes. De nombreuses études ont montré qu’en Afrique l’économie informelle ou souterraine, à laquelle certains pays doivent leur survie, est entre les mains des femmes. Les réalisateurs tchadiens de la diaspora ne disent pas autre chose. Même l’éducation des enfants est quelquefois abandonnée à la charge des femmes comme nous le montre Mahamat Saleh Haroun dans un entretien réalisé par Michaël Mélinard (2003) sur son film Abouna : je voulais parler aux Tchadiens de ce paradoxe d’une société qui se veut patriarcale et repose énormément sur la mère par qui passe la transmission. On lui donne tous les rôles difficiles, mettre au monde les enfants, s’occuper de leur éducation, travailler ».

Enfin, si dans Abouna, Mahamat Saleh Haroun nous présente une mère dépassée par les circonstances, dans Lingui, il nous montre Amina, une mère battante. Une mère qui, pour assumer sa responsabilité, accomplit une tâche communément réservée aux hommes, celle de fabriquer et de vendre des foyers artisanaux communément appelés « ganoune », pour subvenir aux besoins de sa fille. Une mère prête à tout sacrifier pour sa fille. C’est aussi un film qui pose la question de la pratique de l’excision, de l’avortement mais également de la grossesse précoce qui à l’origine de l’abandon de l’école de plusieurs filles au Tchad.

L’excision est une pratique culturelle traditionnelle répandue au Tchad. Elle est considérée comme un cadre éducatif pour la jeune fille. Comme la circoncision chez le jeune garçon, elle prépare la jeune fille à une vie conjugale. Cependant, compte tenu de son caractère handicapant, plusieurs associations féminines tchadiennes : Cellule de Liaison des Associations Féminines (CELIAF), Association des Femmes Juristes du Tchad (AFJT) et de défense des droits de l’homme : Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme (LTDH) et Association pour la Promotion des Libertés Fondamentales au Tchad (APLFT) sans oublier les organisations internationales comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), s’insurgent contre sa pratique.

Dans Lingui, Tante Fanta qui ne peut rien contre la volonté de sa belle-famille d’exciser sa fille, se confie à Amina qui la conduit chez une femme qui pratique une fausse excision afin de sauver sa fille.

Quant à l’avortement, il constitue un acte criminel et punit comme tel par la loi et la religion. Mais malgré ces interdits, des pratiques clandestines sur la base de différentes méthodes (curage de l’utérus, l’introduction de différents produits pharmaceutiques ou traditionnels dans le vagin en vue de forcer le col à libérer la voie pour dégager le fœtus, etc.), s’opèrent avec toutes les conséquences possibles : mort de la fille, stérilité future, etc.

Pour sauver selon elle, sa fille, Amina a, dans un premier temps, recours à une praticienne clandestine, qui se vante de tout faire (excision, avortement…). Elle lui précise ensuite que c’est une pratique familiale qui se transmet de génération en génération. Quant à l’excision, elle lui avoue qu’elle pratique de fausses. Non convaincue du cadre dans lequel cette femme accomplit sont travail, Amina ira voir une sage-femme dans une clinique clandestine malgré le prix à payer. Et c’est dans cette clinique qu’elle réussira à faire avorter sa fille grâce à l’appui financier de Tante Fanta.

Tout ceci montre que dans la pratique, les agents de santé et même ceux qui ne sont pas du domaine aident clandestinement les filles à avorter. Mais en Afrique et au Tchad particulièrement, l’enfant est un cadeau du ciel. A ce titre, personne n’a le droit de le rejeter.

 

  • L’enfant : un héritier, un successeur

En Afrique traditionnelle, l’enfant est considéré comme un don de Dieu. Il est un « long bâton dont on se sert pour prendre un objet éloigné de soi sans se déplacer » selon l’expression tchadienne. C’est à ce titre qu’au sud du Tchad, des noms tels que : le successeur ou l’héritier « Ndouba », le défenseur « N’Djétadom », celui qui enterre ses géniteurs « N’Djédouboum » ou qui leur vient en aide « N’Djérassem », leur bras droit « Djikoloum », etc. sont attribués aux garçons. Les filles au contraire, sont considérées comme celles qui portent le deuil de leurs géniteurs (N’Djénoyom), ou qui unissent les individus (Dénénodji), etc. A la naissance de l’enfant d’Ali Mahamat Nour dans Un Taxi pour Aouzou, une femme s’écrie : Ali ! Un garçon construira le monde. Une fille le sauvera ! Tout ceci montre l’importance qu’accorde la société africaine et tchadienne à un enfant. La joie éprouvée par le jeune père et l’allure festive que donnent les autres chauffeurs de taxi à cet événement le prouve à l’évidence. En Afrique et au Tchad en particulier, si un ménage n’a pas de progéniture, la responsabilité est souvent imputée à la femme. Les hommes sont supposés ne jamais être stériles même si rien ne l’atteste. Des familles qui n’ont pas d’enfants sont souvent montrées du doigt et les femmes stériles sont souvent humiliées et rejetées par la société. Cependant, les enfants sont accueillis à leur naissance très différemment selon les milieux sociaux et selon leur sexe. Dans certaines communautés, les garçons sont préférés aux filles. Dans d’autres, c’est l’inverse. Ainsi, nous remarquons dans un épisode d’Un Taxi pour Aouzou que lorsque Ali Mahamat Nour apprend de la part de son cousin que sa nouveau-née est une fille, il ne manifeste aucune joie. Ce n’est qu’à l’hôpital, à la vue de l’enfant qu’il manifestera, malgré lui, cette joie d’être père. Dès les premiers épisodes du film, nous savons déjà son souhait : moi je dis que si j’ai un fils pour porter mon nom… Aussi, à sa sortie de l’hôpital avec le bébé dans ses bras, il ajoute : je construirai une maison en dur puis je ferai un fils ! Cette situation est quelque peu paradoxale pour des personnes qui considèrent un enfant comme un don de Dieu et qui l’acceptent difficilement quand il s’agit d’une fille.

Pour d’autres communautés, la fille est une source de bonheur, une source de paix dans la famille surtout si elle est l’aînée comme il en est le cas chez Ali. C’est ainsi qu’une des femmes présente à l’hôpital formule son vœu, étant donné que le Tchad a beaucoup souffert de la guerre : qu’elle nous apporte à tous l’espérance, la paix et la prospérité.

 

Cependant, avoir un enfant constitue également une énorme charge. Pour qu’il réussisse et surtout qu’il trouve sa place dans la société, il lui faut une bonne « éducation ». Notons cependant que le mot n’a pas exactement le sens qu’on lui donne dans les sociétés européennes. En Afrique traditionnelle et particulièrement au Tchad, avant qu’un enfant ne sorte de l’ignorance pour accéder à la sagesse, à la case des hommes, il lui faut nécessairement passer par une initiation. Cette initiation diffère selon les régions et les communautés. Pour certaines communautés du sud, elle se passe loin dans la brousse, hors du village. Pour d’autres, elle se résume à la circoncision… Dans Un Taxi pour Aouzou, le réalisateur nous décrit, par l’intermédiaire du chauffeur, les différentes étapes qu’un garçon doit franchir avant d’accéder à la case des hommes : ici si t’es circoncis tu deviens un homme, et si la barbe sort, tu te maries et tu fais des gosses, et puis Dieu voulant, tu prends une seconde épouse. Ces étapes se résument donc à la circoncision et à la barbe. Pour Achrab Mokdad et al. (2010), l’individu se doit d’être dans la norme en suivant rites et préceptes hérités de la tradition. C’est ainsi que l’entrée dans la communauté est marquée de façon solennelle par l’initiation. Celui qui dévie, n’est pas valorisé et risque au contraire d’être sanctionné. Les sanctions prennent la forme de bannissement temporaire ou définitif de la communauté.

 

Pendant que Serge nous décrit simplement les étapes traditionnelles nécessaires à un garçon pour se construire une image, Mahamat Saleh Haroun nous présente une réflexion tout à fait différente. Dans Abouna, il nous donne l’exemple de deux garçons sans père, sans repère, sans base, qui doivent construire leur identité. Au fil des étapes de ce parcours initiatique, les deux garçons à la recherche de leur père et de leur identité subiront de rudes épreuves. Dès le premier épisode, ils deviennent la risée de leurs petits amis du quartier qui attendent en vain leur père qui devait arbitrer un match de football. Dans cet épisode, nous voyons Amine se battre avec l’un des enfants qui a injurié son père. Ce qui pourrait paraître un incident anecdotique est en fait le début d’une série d’épreuves de plus en plus traumatisantes.

 

Sans repères, ils font l’école buissonnière, errent dans la ville, rentrent souvent dans la nuit, et finissent par devenir voleurs. C’est souvent la vie que mènent les enfants sans éducation, les enfants victimes de la guerre et de divorces des parents, ceux qu’on appelle communément « enfants de rue », qui sillonnent les marchés et les rues de N’Djaména à la recherche de leur pitance. Et c’est précisément ce qui fait l’intérêt du film. Ces deux enfants, à la fois emblématiques et réels sont traités dans le ton de Bye Bye Africa ; on retrouve selon Vincent Malausa (2006 : 12), la manière du réalisateur de fondre événement intime et réalité sociale en une large promesse de cinéma.

Incapable de supporter seule leur éducation : Tahir, Amine mes enfants, je vous adore. Pardonnez-moi, je suis à bout, la mère les envoie au village, loin des turpitudes de la ville, dans une école coranique pour qu’ils y reçoivent, selon elle, une bonne éducation : vous serez dans un endroit qui n’est pas mauvais. Vous serez bien éduqués pour devenir de bons garçons. À leur arrivée, un enfant de cette école leur fera craindre le contraire : Tahir, pourquoi votre mère vous a-t-elle placés ici ? C’est galère ! Trop de souffrance ! Et encore on est bien loti dans d’autres écoles coraniques. Les enfants doivent ramener de l’argent au maître. Un véritable esclavage !

 

En effet, les tentatives de fuite, les châtiments corporels ou l’enchaînement infligés aux enfants à titre de correction viennent confirmer cette hypothèse. Le réalisateur, ayant lui-même fréquenté l’école coranique, veut montrer ici qu’elle est plutôt un lieu d’oppression, d’humiliation que d’éducation :

 

It was like slavery. You’d get up at 4 am and study the Koran for two hours. You’d learn to recite in a form of Arabic you don’t understand. Then you’d go out into the street and beg for hours and give the money to the masters. It hasn’t changed, and that’s the awful thing I want to highlight. In fact, I toned down that part of the story. We were filming just after September 11 and I really didn’t want my film to become part of the anti-islamic campaign. At the same time, I hope the issue of these Koranic schools in Chad and in Muslim Africa is debated as a result of my film. Stuart Jeffries (2003)

 

Cette brève citation est caractéristique de la posture de Mahamat Saleh Haroun en tant que réalisateur vis-à-vis des problèmes sociaux : il atténue la réalité, dénonce sans dénoncer, craint de voir son propos récupéré politiquement, reste prudent. Les enfants qui entrent dans cette école n’en sortent pas tous à cause des mauvaises conditions de vie. Amine y est resté parce qu’il refusait de manger et aussi parce qu’il a manqué de soins médicaux. Tahir en est revenu sage, responsable. Il se marie et fonde une famille. Mais il a dû son salut à la fuite.

 

Conclusion

Comme toutes cultures du monde, la culture tchadienne a des caractéristiques qui lui sont propres. Ce sont entre autres, l’empreinte laissée par la violence suite à plusieurs années de guerre et de conflits sociaux, la hiérarchisation de la société avec une dominance des valeurs masculines et ce que cela implique en termes de responsabilités et de rôles à jouer. La société tchadienne est organisée autour de l’homme qui occupe le sommet de la pyramide suivi respectivement de la femme et des enfants. Cette organisation sociale entraine une occupation particulière d’espace et un certain type de rapports sociaux. Si à un niveau de la pyramide on vient à ne plus assumer normalement ses responsabilités, cela entraine un déséquilibre dans la sphère sociale. C’est par exemple ce qui est développé par Mahamat Saleh Haroun dans ses films Abouna et Lingui. Comme toute création artistique, le cinéma en tant que reflet de la société, se nourrit de ce qui se passe dans la société des humains. Les films abordent des problématiques actuelles et propres à chaque société et les messages qu’ils délivrent sont parfois très forts. Ils parlent de la société qui les a produits et reflètent certains de ses aspects (Nathalie Dupont : 2019). Ils aident chacun à se regarder en face pour la responsabilité de tous (Olivier Barlet, 2000). Les cinéastes tchadiens de la diaspora, quoi qu’ayant un double regard, n’ont fait que jouer ce rôle. À travers les œuvres retenus dans notre corpus, nous nous sommes bien rendu compte du rôle que jouent ces deux cinéastes tchadiens. Ils mettent l’accent sur un certain nombre de pratiques et interpellent le public à une prise de conscience et un changement de comportement. La question qui se pose est de savoir si leurs concitoyens vivant au pays ont saisi cet appel étant donné que les conditions de diffusions de leurs œuvres n’existent pas[12] ? Comment faire pour que cet appel soit entendu dans leur pays d’origine ? Cette situation nous ramène à la question du statut de l’artiste entre deux cultures et nous renvoie à la question de productions et de financement des films africains développée par Claude Forest (2018). Il s’agit donc d’une question de quête d’identité. Le cinéaste Mahamat Saleh Haroun en a fait allusion en parlant de son film Bye bye Africa lorsqu’il cite Freud. D’autres cinéastes africains comme Jean Marie Teno dans Hommages (1995), Gahité Fofana dans Tanun (), etc. en ont fait autant. Ils se sont posé les mêmes questions d’identité.

 

 

Bibliographie

 

Revues et ouvrages généraux

 

Barlet Olivier, 1996, Les cinémas d’Afrique noire. Le regard en question, Paris : L’Harmattan, 352 p.

 

Dupont Nathalie, 2019, Le cinéma, reflet de la société contemporaine ? France Forum, n°74.

 

Forest Claude, 2020, États et cinéma en Afriques francophones. Pourquoi un désert cinématographique ? Paris : l’harmattan, Coll. Images Plurielles, 413 p.

 

Forest Claude, 2018, Productions et financement du cinéma en Afrique subsaharienne francophone (1960-2018), Paris : l’harmattan, Coll. Images Plurielles, 308 p.

 

Forest C., Caille P. (dir.), 2018, Produire des films – Afriques et Moyen Orient, Villenueve d’Ascq : Pressse Universitaire du Septentrion, 381 p.

 

Gutfriend C. Freitas, 2006, L’imaginaire cinématographique : une représentation culturelle, Sociétés, n°94, pp.111-119.

 

Malausa Vincent, 2006, Abouna, Supplément des Cahiers du cinéma, n°611, p.12.

 

Mélinard Michaël, 2003, Rubrique Cultures, L’Humanité, 17 Mars.

 

Mokdad Ashrad et Al., 2010, La culture africaine, Université Hassan II, Casablanca, 130 p.

 

Real Michaud, 1961, Cinéma, reflet de la société, Séquences, (26), 8–9.

 

Ricci Daniella, 2016, Les cinémas des diasporas noires : esthétiques de la reconstruction, Paris : l’harmattan, Coll. Images Plurielles, 286 p.

 

Vaccora Pierre, 2008, Le cinéma, reflet de notre humanité, Tagba, n°19, pp.8-11.

 

Filmographie

 

Coelo Serge Issa

  • (1994), Un taxi pour Aouzou, fiction, 22 mn.
  • (1999), Daressalam, fiction, 100 mn.
  • (2001), Kayaman, fiction, 20 mn.
  • (2007), N’djaména city, fiction, 90 mn.

 

Mahamat Saleh Haroun

  • (1999), Bye bye Africa, fiction, 86 mn.
  • (2002), Abouna, fiction, 90 mn.
  • (2006), Daratt, fiction, 95 mn.
  • (2016), Hissein Habré, documentaire, 82 mn.
  • (2021), Lingui, fiction, 87 min.

 

Sites internet

Barlet, Olivier, 1997, La vitalité africaine, entretien avec Issa Serge Coelo, URL : http://www.africultures.com//popup_article.asp?no=2486&print=1, consulté le 14 octobre 2021.

Barlet, Olivier, 2000. Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afro-européens. Cinémas, 11(1), 113–132. https://doi.org/10.7202/024837ar, consulté le 28 octobre 2021.

Stuart Jeffries’ report on Chad’s son of Cinema, Guardian, URL : http://www.theage.com.au/articles/2003/06/09/10550100920774.html, consulté le 06 octobre 2021.

 

Walsh, David, 2000, Without Flinching, URL: http://www.wsws.org/articles/2000/sep2000/tff2-s28_prn.shtml, consulté le 20 octobre 2021.

 

Wenjun Deng, « Cinéma : lieu de la construction de la mémoire collective », Cahiers de Narratologie [En ligne], 26 | 2014, mis en ligne le 11 septembre 2014, consulté le 23 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6896 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.6896.

 

[1] Lire Patrick Ndiltah, Les contraintes de production cinématographique au Tchad in Claude F., Caillé P. (dir.), 2018, Produire des films- Afrique et Moyen Orient, Villeneuve d’Ascq : Presse Universitaire du Septentrion, pp. 199-216.

[2] Ce qui aura sans doute une influence sur sa lecture politique des conflits au sein de la société tchadienne.

[3] Les cinémas des diasporas noires : esthétiques de la reconstruction. Paris : l’harmattan, Coll. Images Plurielles, 2016, 286 p.

[4] Les cinémas d’Afrique noire, le regard en question, Paris : l’harmattan, 1996.

[5] Pour plus d’information, lire Patrick Ndiltah, Rôle et implication de l’État tchadien dans le cinéma de 1960 à nos jours in Claude Forest, États et cinéma en Afrique francophones, Paris, Harmattan, 2020, pp.343-365.

[6] Barlet, Olivier (2000). Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afro-européens. Cinémas, 11(1), 113-132.https://doi.org/10.7202/024837ar

[7] Nom donné en mémoire d’un soldat tombé sur les champs de bataille et qui signifie « espoir de vie ».

[8] Personnages mythiques, grand de taille.

[9] Quel(s) État(s) en Afriques francophones ? in États et cinéma en Afriques francophones. Pourquoi un désert cinématographique ? Paris, l’harmattan, 2020, pp.29-68.

[10] Signifie le chiffre 14 en arabe local et se réfère aux quatorze nœuds enroulés autour des coudes de la victime.

[11] Il faut retenir qu’au Tchad, le port d’une arme blanche sur soi, en particulier du couteau, est une pratique courante.

[12] L’unique salle de cinéma Le Normandie rénovée à 1 200 000 000 CFA soit environ 1 700 000 Euro ne fonctionne plus aujourd’hui.

Author: Les invités d'Afrimages

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