Les cinémas d’Afrique des années 2010

Voici que les années 2010 sont presque révolues. Un nouveau chapitre s’ouvre-t-il ?[1] Exploration à partir de films récents ou qui ont marqué cette décennie. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la fiche du film sur le site sudplanete.net, accessible en inscrivant ce numéro dans le moteur de recherche du site. Les critiques des films ou articles les concernant figurent en lien sur ces fiches.

>>> 1. L’intime ancré dans l’Histoire
1.1 Ancrage et hybridité
1.2 Une présence à soi
>>>> 2. « Le réel est au bout du chemin de la responsabilité » (Cynthia Fleury)
2.1 Femmes contradictoires
2.2 Déconstruire les préjugés
2.3 Conjurer l’indifférence et le désenchantement
2.4 Lutter contre l’intégrisme
>>>> 3. Les pistes du renouveau
3.1 Une vision du semblable
3.2 Fugitifs modernes
3.3 La choralité du vivre ensemble
3.4 Travailler la corporalité


1. L’intime ancré dans l’Histoire

1.1  Ancrage et hybridité

Il ne s’agit pas ici d’insister à nouveau sur la convocation de l’intime pour parler du monde, ni de l’opposition entre singulier et collectif. Il n’y a rien là de bien nouveau. Une nouvelle dimension s’inscrit cependant aujourd’hui dans le dire « je », cet appel au romanesque qui a dès les années 80 permis de prendre distance avec les devoirs de la construction nationale et de la communauté. « Il fait nuit, il fait noir. J’ai grandi avec ce noir qui s’illumine quand on va vers un ailleurs : on découvre ce qu’il cachait ». Dans Les Deux visages d’une femme bamiléké (Cameroun, 17935), Rosine Mbakam retourne au pays après sept ans d’absence. Dans la maison, au travail au marché, elle filme les lieux de sa mère et de son enfance, cette famille qu’elle a quittée après avoir choisi de rembourser la dot du fiancé et de partir au loin. C’est cette prise de liberté qu’elle documente, une liberté devenue intérieure.

Mais cette individuation n’est pas un individualisme. Le « dire nous » importe : l’individuel et le collectif se mêlent, se sont toujours mêlés. Plus encore, au-delà de la famille, les destinées individuelles sont inséparables de l’Histoire sociale et politique. Nous sommes au Cameroun, où la mémoire des exactions coloniales est douloureuse : « Pour ma mère, les soldats français ont emporté avec eux la vérité ».

Et qu’ont-ils fait à Madagascar en 1947 ? Les « Fahavalos » se sont insurgés contre le système colonial alors qu’on leur avait promis l’indépendance pour lutter dans les armées françaises. La répression fut féroce. Fahavalo (Madagascar, 19335), c’est le titre du documentaire de Marie-Clémence Andriamonta-Paes où elle retrouve les derniers rescapés et témoins de ces massacres et fait resurgir leur parole du silence qui s’était imposé.

« Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ».[2] Il faut donc se nourrir du passé pour aller de l’avant. Car la quête de soi passe par un ancrage aussi bien qu’une hybridité. C’est dans ce paradoxe que se nourrissent les films qui mettent en abyme les histoires personnelles à la lumière de la grande Histoire. D’où le grand nombre d’oeuvres de mémoire ou de souvenir. Ils font un travail de mémoire mais vibrent dans le présent. Les souvenirs d’enfance des réalisateurs fondent des films sensibles, débarrassés des haines politiques pour mettre en valeur les relations de proximité : ceux de Mohamed Amin Benamraoui dans Adios Carmen (Maroc, 15796) ou bien ceux de Mehdi Charef dans Cartouches gauloises (Algérie, 1981). Ce sont des histoires de déchirures humaines, car malgré les hiérarchies et violences de la relation coloniale, se tissaient des liens qui encouragent à voir l’Histoire en face, dénuée des mythes et des non-dits.

L’Histoire contemporaine est tout aussi convoquée pour se penser soi-même. Nombreux sont les films réalisés sur l’Itsembabwoko, le génocide rwandais. Dans le dernier en date, La Miséricorde de la jungle / Mercy of the Jungle de Joël Karekezi (Rwanda, 16044), deux soldats doivent s’aider à survivre dans la jungle, fuyant la folie guerrière autant que leurs propres démons. La confrontation à la nature sauvage autant que l’évolution de la relation entre les deux hommes seront initiatiques. Ils grandissent tous deux en âme et en conscience. Le spectateur se trouve immergé avec eux dans une expérience sensorielle, une jungle aussi fascinante qu’hostile. L’absurde cruauté de la guerre apparaît d’autant plus fortement que l’environnement est, en scope, d’une fulgurante beauté. La bande-son et la subtile musique de Line Adam renforcent cette appréhension. Joël Karekezi dépasse ainsi le seul contexte congolo-rwandais pour atteindre l’essentiel : ce qui permet à l’homme en perte de repères d’envisager un avenir.

Au-delà d’une maison familiale en ruines, comment faire sienne une mémoire collective meurtrie ? C’est la question d’Imfura (Rwanda, 19736), un court de Samuel Ishimwe. Ce pourrait être aussi celle de Les Jours d’avant (Algérie, 16406) de Karim Moussaoui où deux jeunes, Djaber et Yamina, se rapprochent mais ne pourront se rencontrer vraiment avec l’éclatement des années terribles en Algérie. Leur destin est bouleversé, comme celui du pays. Cette mémoire sensible fait sentir dans l’intimité ce que cette génération a dû subir, en adoptant successivement le point de vue des deux adolescents.

Du grand art que l’on retrouve dans le premier long de Karim Moussaoui, En attendant les hirondelles (Algérie, 18628), qui lui se déroule aujourd’hui mais plonge dans le passé, mettant en scène des personnages confrontés aux choix qu’ils y ont fait. Comment sortir de la résignation face aux blocages de la société algérienne ? Comme ceux du Heremakono d’Abderrahmane Sissako, ses personnages attendent le bonheur, le printemps des êtres dans un pays où le temps est suspendu. Ce cinéma est un cinéma des corps que le scope et les plans séquences inscrivent dans leur environnement : ce n’est pas tant la psychologie des personnages qui en est le centre mais les failles qui les animent. Cette géographie des corps dans l’espace algérien donne une topographie qu’avait déjà explorée Tariq Teguia dans Inland, où les lignes de fuite marquent la place de ceux qui s’interrogent. Comment retrouver la force de vivre, le goût d’aimer, l’identité puisant dans un passé assumé ? Si les hommes ont bien du mal à renoncer à leur lâcheté, les femmes resplendissent de détermination. Ni eux ni elles ne sont victimes mais bien au contraire confrontés à des choix à prendre alors même qu’au fond rampent la corruption, la soumission et l’oubli. Etre debout est un combat, et comme le film, ce combat n’a pas de fin.

Même problématique dans Les Bienheureux de Sofia Djama (Algérie, 19184), un va-et-vient constant entre deux générations. Celle des parents, cassés par les années noires, et celle des jeunes, travaillés par le désir de vivre mais confrontés au conservatisme rampant. Les Bienheureux est comme une lettre d’une fille à ses parents, sur un héritage dur à porter.  La césure du pays n’est plus seulement entre une société progressiste et le conservatisme religieux, focus de nombre de films, mais dans le fossé qui s’est creusé entre deux générations. Revenir sur les années de plomb est nécessaire pour la génération de Sofia Djama. En ressasser les drames ne fait rien avancer : c’est dans l’intime et aujourd’hui que se situent les blocages qui en sont issus, comment ils empêchent d’aimer et de s’aimer.

« Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde ». Le christianisme et l’islam ont notamment en commun de se définir comme religion de la miséricorde. Dans le film de Sofia Djama, chacun fait un pas vers l’autre, sans pour autant renoncer à ce qu’il est. Il ne le fait pas par compassion mais par compromis personnel pour parvenir à la survie. Sans doute dans la simple conscience que le plus important est d’éviter les blocages pour décider de sa vie.

« S’ancrer d’abord pour se faire plus ancien et ainsi plus neuf », suggère Felwine Sarr.[3] A peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid (17995) se déroule à Tunis, durant l’été 2010, quelques mois avant la Révolution. Farah a l’élan de la jeunesse qui veut pouvoir aimer et s’exprimer librement. Avec son groupe de jeunes musiciens, elle chante intensément des textes appelant à changer l’état des choses. Comment composer sans perdre son âme ? Chaque adulte devra transiger pour protéger la frêle Farah. Rendre compte de ce tiraillement est au centre du projet du film, car il en fait l’actualité. C’est en pleine conscience de ce qu’on a été, de ses compromis comme de son désir de vie, qu’une société peut sortir de la dictature sans les illusions du prophétisme révolutionnaire et ses inévitables déceptions.

« Ceux qui ont vécu le génocide ont un grand rôle à jouer pour que les jeunes puissent tourner la page », dit Joël Karekezi.[4] Ce sont pourtant ces jeunes qui saisissent la caméra. Lorsque Hicham Lasri tourne C’est eux les chiens… (Maroc, 15824) sur Majhoul, qui vient de passer 30 ans dans les geôles marocaines pour avoir manifesté en 1981 durant les « émeutes du pain », c’est pour sortir de la grande nuit, expression d’Achille Mbembe pour décrire la période et la pensée coloniales dont il s’agit de se détacher. Avec une approche « youtubienne », Lasri introduit le chaos dans tout pour témoigner de l’état du pays autant que de la mémoire meurtrie. Majhoul n’est ni héros ni modèle. C’est un fou meurtri, un Ulysse moderne, qui ne lâchera pas tant qu’il n’a pas rétabli avec sa famille un lien qui ne peut être que douloureux. Tout cela semble improvisé mais tout est en fait très pensé et préparé. Le burlesque dispute avec le tragique pour une relecture de l’Histoire ancrée dans le présent, et le résultat est un cinéma très personnel, original, foncièrement indépendant.

A l’autre bout de l’Afrique, un autre film a une inspiration épique pour parler de mémoire autant que de présent. 1989, dans un Mozambique ravagé, en pleine guerre civile…  Convoi de sel et de sucre de Licínio Azevedo (18676) est un western où la cruauté domine, mais où le merveilleux s’instille, ce merveilleux qui rend tout possible. Vie et mort s’entrecroisent et s’entrechoquent et l’amour n’est pas loin. « Parfois, ceux qui nous défendent sont pires que ceux qui nous attaquent » : l’Eldorado est illusoire, mais le train avance comme le radeau d’Aguirre. La poésie est possible mais la guerre, elle, rend pire qu’avant, et n’épargne personne.

On le voit, les cinéastes d’Afrique ont radicalement tourné la page des hagiographies et des discours entendus. Ils prennent le vécu ou le rapport à l’Histoire pour sujet, pour en explorer les contradictions, lesquelles sont leurs siennes propres autant que celles de leurs sociétés.
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1.2  Une présence à soi

Le programme est dès lors de se penser à nouveau comme son propre centre, sans plus avoir à se justifier. Les Moissonneurs d’Etienne Kallos (Afrique du Sud, 19243) met en scène une génération qui doit « se défaire du mal qui nous habite » et se trouve déchirée par cette fracture entre l’amour d’une terre et ne pas y trouver sa place. Tourné en terre afrikaner, dans un milieu de fermiers extrêmement marqués par le rigorisme et la religion, le film orchestre la confrontation d’un jeune à la différence alors que ses parents ont vécu derrière les barreaux de leurs fenêtres. Fascination et rejet.

Etre présent au monde passe d’abord par une présence à soi. Après avoir documenté de très intime façon sa propre mère dans sa sempiternelle attente au Sénégal d’un mari qui ne reviendra pas dans Les Larmes de l’émigration, puis le mépris des femmes qui cherchent à se prendre en mains au village dans La Vie n’est pas immobile, Alassane Diago retrouve son père qui a reconstruit sa vie au Gabon et y a fait dix enfants dans Rencontrer mon père (Sénégal, 20096). Le père s’étant senti humilié lorsque le premier film fut diffusé à la télévision gabonaise, il a pris contact avec la mère mais a fini par accepter la proposition d’Alassane de s’expliquer devant la caméra. Conscient du pouvoir de l’image, il ne lâche rien et passe son temps à fuir des questions de plus en plus pressantes…

Si la famille est essentielle, c’est qu’il s’y joue la ré-articulation du rapport à soi-même. Qu’est ce qui pousse Kaouther Ben Hania à suivre durant six ans sa cousine partie vivre au Canada avec sa mère et son nouveau mari dans Zaineb n’aime pas la neige (Tunisie, 17376) ? On la verra grandir jusqu’à ses 12 ans. C’est « magnifique, simple et touchant » dira Abderrahmane Sissako, président du jury qui lui a attribué le Tanit d’or aux JCC de 2016. Le cadre autant que le montage, baziniens, ne dissimulent pas, ne trichent pas avec la réalité : ils saisissent le quotidien dans sa simplicité, voire même sa banalité, et ne s’embarrassent pas d’un esthétisme distancié. Cependant, à travers Zaineb et sa famille recomposée, c’est l’intimité d’un peuple que l’on perçoit, qui se pose la question de l’exil et comment il le vit lorsque le voyage est possible. La forme documentaire prend dès lors la mesure des tiraillements culturels, de la remise en cause des coutumes et des croyances, de l’adaptation à l’inconnu et à l’incertitude, des frustrations et des solitudes. Avec le temps, Zaineb s’américanise, prend l’accent québécois, mais son histoire et sa part tunisienne continuent de vivre en elle comme une interrogation.

Là est le nœud : sans renier le monde, les films marquants des années 2010 assument leur couleur, affirment leur identité sans la figer, en explorent à la fois les contradictions et la vitalité. Ils se démarquent d’une dialectique de la réaction pour articuler une présence, définie comme un devenir, mais ancrée dans sa culture et son vécu.

Le jeune Mouloud part à la recherche de parents qu’il n’a jamais connus. Hammadi, vieil homme vivant dans le désert, attend le retour de son fils unique parti vivre au loin. Zineb tente de préserver la mémoire de son père en sauvegardant les traces du patrimoine oral de sa région natale : le désert. Les Voix du désert (Maroc, 18502) de Daoud Aoulad-Syad réunit ces trois personnages à Zagora autour d’un message trouvé dans une bouteille remplie de sable. C’est l’occasion d’une recherche formelle leur faisant écho. La caméra volontiers fixe ne s’attache pas à leurs mouvements mais à leur quête, celle d’une origine, d’un patrimoine en perdition, dans une culture du respect, de l’écoute et de la rencontre. Quelque 200 plans seulement, très peu de musique et beaucoup de silence, une structure inattendue : le film est épuré en écho aux poèmes du désert qui ont été rassemblés à l’occasion du film. Mouloud, en perte de repère dans un monde qui ne lui propose pas d’ancrage, assurera la continuité de la présence du vieil homme, son père de remplacement. Il le fera à sa manière, mais sans rompre le lien, dans un désert où, parce qu’il n’y a rien, il peut trouver l’infini, l’invisible du cinéma (Godard), le tout de son épanouissement.

C’est ainsi dans l’intime et dans la mémoire que les cinéastes ancrent leurs films pour revendiquer une culture hybride apte à faire changer le monde, un élan vital propre à l’enchanter. Il faut du courage pour s’exposer comme le fait Aïcha Macky dans L’Arbre sans fruit (Niger, 18041) : il n’est pas simple au Niger de s’affirmer mariée et sans enfants, « femme parmi les mères ». Le film révèle les douleurs et préjugés face à l’infertilité, mais il montre aussi des femmes qui l’assument et en font une arme d’émancipation de tous. Il donne du courage à bien des femmes confrontées à l’indifférence des hommes envers leurs souffrances, aux soupçons et rejets des maris et de leur famille, à la prise de coépouses pour assurer la fertilité, aux arnaques de certains marabouts. Aïcha revendique, à la lumière du témoignage de celles qui luttent pour leur dignité, la capacité de maîtriser son propre destin.

On retrouve ainsi une des fonctions essentielles du cinéma, notamment documentaire : faire d’une peur un courage. Comme le dit Cynthia Fleury, « le courage est d’abord un processus de construction d’un sujet non aliéné. C’est un lien avec le sens et avec les autres ».[5] Donner du courage, c’est donc avant tout s’affirmer dans son autonomie et dans une présence au monde qui fait sens dans sa propre culture.

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  1. « Le réel est au bout du chemin de la responsabilité » (Cynthia Fleury)[6]

 

Dans Bla Cinima (Sans cinéma, Algérie, 17418), Lamine Ammar-Khodja aborde les gens dans la rue, devant une salle de cinéma fraîchement rénovée mais totalement désertée, pour parler du cinéma. Ils deviennent dès lors acteurs d’un cinéma de la vie, de leur vie, de celle de leur pays…

2.1 Femmes contradictoires

En matière de courage, les femmes donnent l’exemple. Alors même que les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier montrent que si l’on cherche une universalité des comportements en comparant les systèmes de parenté des cultures, on la trouve dans la hiérarchie entre les sexes qui conduit à l’infériorisation de la femme. Elles savent dépasser la lucidité pour prendre le risque nécessaire face à la lâcheté des hommes… Cela suppose de l’utopie, une farouche croyance en l’humanité, une bonne dose de détermination et ne pas renoncer à se mettre en danger. C’est Donia dans Omerta, un court de Mariam Al Ferjani et Mehdi Hammane, (19823, Tunisia Factory 2018), qui affronte la réalité alors que les autres se débinent. C’est Honorine Munyole dans Maman Colonelle de Dieudo Hamadi (RDC, 16906), qui s’engage pour les femmes victimes de sévices sexuels durant les conflits, elle dont la singularité fait tellement exception qu’elle paraît mystérieuse à son environnement ! C’est la petite Shula de Je ne suis pas une sorcière de Rungano Nyoni (Zambie, 19044), accusée de sorcellerie et condamnée à vivre attachée par un ruban dans un camp de sorcières, qui saura tourner le dos aux croyances. C’est Mariam dans La Belle et la meute de Kaouther Ben Hania (Tunisie, 17930), qui, face au mépris de la meute que génèrent et protègent les institutions, est bien seule pour renverser l’ordre établi mais finira par en trouver la détermination. C’est la solidarité des femmes face au patriarcat dans Un jour pour les femmes de Kamla Abou Zekri (Egypte, 19297) . C’est le jeu inattendu de la nuit de noce dans Hyménée (Maroc, 18949), un court de Violaine Maryam Blanche Belet qui fait du rituel détourné un acte de connivence et d’amour.

Les femmes victimes répliquent : faut-il exercer la même violence que celle qu’on a subie ? Les femmes victimes de harcèlement de Femmes du bus 678 de Mohamed Diab (Egypte, 12127), repousseront finalement la solution de la réplique violente pour lui préférer la prise de parole et l’attaque juridique. Enceinte, Chebet mate avec humour son mari alcoolique dans Chebet (Kenya, 18965), un court d’Anthony « Tony » Koros. Sarra, une jeune femme que sa mère veut marier, se mue secrètement en boxeuse pour échapper au mariage forcé dans Black Mamba, un court d’Amel Guellaty (Tunisie, 18492). Maki, la shégué de Kinshasa que Machérie Ekwa Bahango suit dans Maki’la (RDC, 19041), tente de survivre dans ce monde de la rue où dominent le viol et la violence envers les femmes. Cela ne va pas sans dureté mais elle se battra pour Acha dans sa quête de famille. Quant à Nfissa qui se fait agresser par des hommes alors qu’elle se baigne dans Kindil el Bahr, un moyen métrage de Damien Ounouri (Algérie, 18418), , elle renaît en méduse vengeresse : ce passage au fantastique fait écho à la cruauté des comportements machistes et empêche de les excuser trop facilement.

Dès leurs débuts, les cinéastes d’Afrique ont pris les femmes comme héroïnes faisant progresser la société en mettant en cause ses blocages et le patriarcat. Elles savent transgresser les règles par la ruse et la subversion. Mais dans les années 2010, elles apparaissent plus contradictoires, les films creusant la complexité ouverte dans les films des années 2000 comme ceux de Raja Amari (Satin rouge, Les Secrets). Les scénarios se focalisent sur la négociation et la ruse, le détournement et la transgression, les stratégies en somme des femmes en lutte pour leur émancipation, sans pour autant en nier les compromis nécessaires. C’est ainsi que Sofia (19205), qui doit déclarer en urgence un père pour son enfant, va développer dans le film de Meryem Benm’Barek une position profondément ambigüe, non par choix mais par nécessité face au peu de marge de manœuvre des femmes en société marocaine. Amal (18504), que Mohamed Siam suit durant cinq ans après l’avoir découverte dans les manifestations de la place Tahrir alors qu’elle n’a que 14 ans, a une incroyable énergie transgressive mais finira par se ranger pour trouver sa place dans la société…

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2.2  Déconstruire les préjugés

Outil de divertissement mais aussi 7ème art, le cinéma évolue dans le paradoxe de proposer du spectacle tout en cherchant à faire bouger le spectateur. Si elle n’est pas seulement sentimentale ou anxiogène, l’émotion ressentie sera le déclic d’une conscience accrue. Un film n’est donc pas là pour délivrer un message, ce qui serait du domaine du plaidoyer impliquant un discours, mais pour poser au spectateur une question en l’invitant à la réfléchir et la résoudre par et pour lui-même. La violence prenant ses sources dans l’intolérance, contraire aux valeurs culturelles africaines, les cinéastes s’attaquent aux préjugés qui entraînent les exclusions. Il ne s’agit pas de pratiquer un forçage identitaire mais de développer un imaginaire digne de faire bouger les lignes.

Grâce à un financement participatif, Abu Bakr Shawky avait pu réaliser un documentaire de 15 minutes sur une léproserie : The Colony. Le jeune réalisateur d’origine égypto-australienne qui a étudié le cinéma aux Etats-Unis mettra dix ans à réunir les fonds pour finaliser un long métrage de fiction sur le sujet : Yomeddine (Egypte, 19758). En 2018, ce premier long métrage est sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes ! Comment voir un lépreux comme un humain et non comme un malade ? Sa couleur de peau fait qu’un jeune Nubien se fait appeler Obama. Il trouve en Beshay le lépreux une figure de père et insiste pour l’accompagner dans son voyage initiatique à la recherche des parents de ce dernier, qui l’avaient abandonné à la léproserie. Ce road-movie orchestre dès lors une succession de rencontres, d’agressions et de solidarités…

« Si l’on se cantonne à la facilité, en copiant Hollywood ou Nollywood, il va être difficile d’avancer sur la question de notre identité et d’amener les gens à s’interroger », dit la Rwandaise Marie-Clémentine Dusabejambo. Pour elle, la violence n’est pas seulement question de haine, mais de préjugés : « Si durant le génocide, les gens avaient massacré ceux qu’ils haïssaient, il n’y aurait pas eu beaucoup de victimes ». Cependant, « si on amène un ami à la maison, la maman va encore demander de quelle ethnie il est ».[7] Le problème est dès lors de braver les tabous et déconstruire les préjugés, objet de ses courts métrages. La mère d’Elikia, jeune albinos rejetée dans sa classe, et son institutrice vont se liguer pour lui trouver Une place pour moi (18757). Dans Icyasha (« étiquette », 20102), un garçon de 12 ans voudrait jouer dans l’équipe de football de son quartier, mais il est rejeté en raison de son caractère efféminé. Il doit prouver sa masculinité…

S’il est un préjugé tenace en Afrique comme dans le reste du monde, c’est envers l’homosexualité, dénoncée comme contre nature ou une importation des Blancs (qui furent pourtant historiquement les premiers à vouloir la réprimer). Dans les années 2010, apparaissent davantage de films qui cherchent à inverser le regard. La sélection au festival de Cannes de Rafiki de Wanuri Kahiu (Kenya, 16261) a cependant entraîné son interdiction dans son pays. Ce n’est pourtant qu’une histoire d’amour entre deux jeunes femmes, traitée en toute pudeur. Le court d’Hassene Belaïd, N’sibi (« le beau-frère », Algérie, 17723) porte sur un transsexuel en suggérant que dans l’Autre, il y a toujours un peu de soi. La Perruque, de Karim Boukhari (Maroc, 18216) aborde de subtile façon la prostitution masculine qui se pratique dans les salles de cinéma.

Les films du Tunisien Mehdi Ben Attia ont le vertige identitaire pour sujet. Il traite frontalement d’une relation homosexuelle assumée dans Le Fil (8463) et lance dans Je ne suis pas mort (14680), comme Césaire et Fanon, « Accommodez-vous de moi ! ». Son dernier film, L’Amour des hommes (19385), porte sur une photographe qui demande à des hommes de poser pour elle. Elle cherche davantage l’absence que la présence, au sens iconique du terme, c’est-à-dire une vision qui ne cherche pas à tout voir mais à percevoir, à sentir, à éprouver, et ainsi comprendre et se comprendre.

Dans I am Sheriff (20076) de Tehobo Edkins, Sheriff est né fille mais se sent garçon et parcourt le Lesotho pour montrer son film dans les villages ou les écoles et en parler. Les spectateurs réagissent avec surprise et curiosité, mais témoignent une chaleur et une acceptation remarquables qui l’encouragent finalement à faire son choix d’une opération de transsexualité. Non loin de là, en Afrique du Sud, dans les montagnes du Cap Oriental, les cérémonies rituelles d’initiation confrontent les hommes. Les tabous sexuels de la culture traditionnelle se brisent quand trois personnages sont obligés de cacher leurs sentiments. Les Initiés (16813) de John Trengove porte la blessure de l’intégration impossible quand il faut renier son intimité, et la blessure du mépris pour la différence.

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2.3  Conjurer l’indifférence et le désenchantement

Avoir raison du désarroi face au devenir du monde : le documentaire, « cinéma du réel », se charge de voir les choses en face et de dégager des facteurs d’espoir. De jeunes documentaristes africains se saisissent de la caméra pour dire leur environnement. La politique n’est pas loin, non comme slogan mais comme pratique. Sans s’encombrer d’anecdotes, ils vont à l’essentiel. Leur intimité avec les personnes filmées leur permet de capter la parole de ceux qu’on n’entend pas et qu’on ne voit pas : les premiers concernés. Cela donne une rage, comme celle d’Amina Weira qui, dans La Colère dans le vent (Niger, 18037), dénonce les non-dits des exploitants d’uranium sur les séquelles pour leur santé des travailleurs de leurs mines à Arlit, dont son propre père. C’est la rage d’une jeunesse face à l’état des choses : comment ne pas y voir la poursuite de l’esclavagisme d’antan ? La rage, c’est aussi celle des Congolais qui occupent les rues pour obtenir enfin des élections. Kinshasa makambo (« Kinshasa casse-tête », 18633) de Dieudo Hamadi est un film de combat, de plongée. Il suit trois activistes luttant pour l’alternance politique, partageant leur quotidien : espoirs, doutes, stratégies… C’est également le cas d’Ousmane Samassekou quand il tourne Les Héritiers de la colline (Mali, 18564) : dans une université de Bamako surpeuplée, il montre en comment le syndicat qui contrôle 100 000 étudiants pratique le racket, la corruption et la fraude électorale. The Revolution won’t be televised de Rama Thiaw (Sénégal, 15719) fait le pas entre les deux révolutions qui ont agité le Sénégal et le Burkina Faso, en suivant deux rappeurs activistes.

Ce cinéma de la plongée, de l’intime, embeded, permet de comprendre les leviers de l’activisme politique : la référence à de grandes figures africaines mais aussi la conscience forgée dans l’expérience que tout s’obtient en luttant, même la paix. Une révolution africaine (les six jours qui ont fait chuter Blaise Compaoré) de Boubacar Sangaré et Gidéon Vink (Burkina Faso, 17794) retrace, avec des documents tournés sur le vif et des témoins, la vague de protestation qui a emporté le 31 octobre 2014 le régime de Blaise Campaoré. Ici encore, les stratégies des opposants et l’importance des réseaux sociaux sont mises en lumière. On retrouve le leitmotiv des printemps arabes du début de la décennie : « dégage » !

Ces jeunes réalisateurs pratiquent un cinéma de l’urgence, sans trop attendre les financements. Cela ne les empêche pas de voguer sur les traces des grands qui les précèdent et continuent infatigablement leur travail de création d’archives contemporaines : Malek Bensmaïl (Algérie), Jihan El Tahri (Egypte), Jean-Marie Teno (Cameroun). Contemporain ne signifie pas actuel mais une vision pour l’avenir se nourrissant de l’Histoire. Leurs films revendiquent un regard en l’appuyant sur le sérieux de leurs recherches et la pertinence de leurs démarches.

Face au drame burundais, la démarche d’Eddy Munyamuneza dans Lendemains incertains est autre : le problème ici n’est pas d’enregistrer des faits et des témoins mais de chercher sa voie, de se reconstruire alors qu’il a été séparé de sa famille et ne peut plus exercer son métier au pays. Quant à Bahia Bencheikh El Fegoun, elle mêle dans Fragments de rêves (20103), interdit en Algérie, les témoignages libres et personnels d’acteurs des mouvements de contestation (médecins, chômeurs…) depuis 2011 et des images d’archives ayant circulé sur les réseaux sociaux. Elle restaure ainsi une vision citoyenne, autre que celle des médias qui les a traités de casseurs, un contrepoint qui ne refuse pas la poésie sur l’état de l’Algérie.

Ces cinéastes donnent à voir ce qui se cache, dans des films essentiels. Ils participent à une bataille qui ne date pas d’aujourd’hui, la bataille des images pour que nous sachions et comprenions les vécus et les mécanismes. Cependant, comme l’écrit Marie-José Mondzain, “réaliser n’est pas transcrire le réel mais écrire le possible”.[8] Dépasser le réel, c’est dépasser le désarroi, tant le réel est désespérant. Cela implique de documenter le courage, présent et passé.

Cela n’exclut bien sûr pas la fiction ! A partir du moment où elle prend distance avec le naturalisme. Face aux problèmes que rencontrent les Africains de par le monde, le réel ne peut, comme le disait Gaston Kaboré, qu’être « le corps et le coeur des films ». La veine réaliste a irrigué historiquement les films d’Afrique au sens d’un miroir social jusqu’à ce que le romanesque soit convoqué pour expliquer les comportements. Le naturalisme – approche déterministe où les comportements sont le produit des conditions historiques ou sociales – a dès lors pris le dessus tandis que les meilleurs films élargissaient la vision avec la poésie. C’est dans cette tension que l’on cherche aujourd’hui à dépasser la physiologie du réel pour non plus le refléter mais l’appréhender avec une distance qui rompe avec le didactisme. Cette prise de distance est aujourd’hui d’autant plus revendiquée que les films s’intéressent de près aux réalités sociales.

Le décalage et l’humour marquent ainsi parfois cette façon originale et personnelle d’aborder ces sujets. Un bel exemple, sur le mode grand public, est Le Ruisseau le pré vert et le doux visage de Yousry Nasrallah (Egypte, 18591) – titre qui reprend les trois éléments représentant le paradis dans la poésie arabe. Cette comédie enjouée, tonique et musicale, revient à l’essentiel de la révolution qu’il avait représentée en 2012 avec Après la Bataille (13824) : la liberté conquise. La représenter à l’écran est en soi faire acte de résistance. Autour de la préparation d’une fête de mariage en milieu paysan, des jeux du désir et de l’amour tandis que la classe dominante se complait dans le mépris, la manipulation et la violence. Au plaisir de la préparation des plats s’ajoute la complicité des femmes pour que les couples se composent en fonction de l’amour et non des conventions et pressions sociales. L’extraordinaire final du film déjoue avec brio les pesanteurs pour plonger tout le monde dans le même bain de sensualité, mais engage à ne pas laisser tomber les bras !

Un vieil homme (joué par Nouri Bouzid), supposé malade et Alzheimer, rend la vie dure à la famille de sa fille qui s’occupe de lui. Sauf qu’il n’est pas aussi malade que l’on croit… Astucieuse allégorie d’une attitude de société, On est bien comme ça (Tunisie, 17792) de Mehdi M. Barsaoui ravit par sa sourde interrogation : n’avons-nous pas ce que Deleuze appelait nos « sales petits secrets » ?! Cela peut sembler un clin d’œil, une pointe d’humour, mais c’est plus profond que ça : ne s’arrange-t-on pas de maladies imaginaires, dans le privé comme dans la société ? L’intime résonne dans l’espace collectif : la pertinence de ces approches décalées s’impose pour sortir du message idéologique et mobiliser le spectateur vers la positivité de la résistance.

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2.4  Lutter contre l’intégrisme

Dans notre époque marquée par l’insécurité et la terreur, le cinéma se doit de réagir. Ici encore, il n’atteint ses objectifs – déconstruire la peur, prévenir la jeunesse et favoriser la réconciliation – qu’en convoquant ce qui chez chacun résonne au plus fort : l’intime de son quotidien plutôt que les grands discours. C’est donc avec des histoires de familles que les cinéastes abordent la question de l’islamisme.

Succès public et critique, Timbuktu (Mauritanie, 15119) d’Abderrahmane Sissako reste une référence de subtilité dans son approche. Il démarre par ce qu’évoque son titre original : Le Chagrin des oiseaux. Sous le joug islamiste, l’homme est bafoué. Sissako ne tombe cependant pas dans le pathos : il utilise l’humour, ce « tragique vu de dos »,[9] et l’ironie pour dévoiler l’hypocrisie des envahisseurs et leurs ridicules contradictions. Leur chef Abdelkrim en vient même à faucher à la mitraillette des herbes qui composent une toison dans le creux des dunes, image sensuelle qui clôturait déjà Heremakono, évocation du féminin qui devrait irriguer la société. Sissako se concentre sur la résistance au quotidien. Celle des jeunes qui veulent jouer de la musique et chanter. Et celle d’un berger qui s’oppose à l’humiliation, référence politique que chacun reste libre d’interpréter. La fragilité des Djihadistes est certes objet de dérision mais signe aussi de ces faiblesses qui les font appartenir à la communauté des hommes. Il s’engage et nous engage pour une vision humaniste forcément plus complexe que les raccourcis médiatiques.

La famille est au centre de Timbuktu, à travers celle du berger Kidane. Elle est la moelle de l’excellent Brotherhood (20080), un court de Meryam Joobeur où Malek, fils du berger Mohammed, de retour de Syrie dans son village natal, accompagné de sa jeune épouse en niqab, déclenche une crise au sein de sa famille et en particulier avec son père. La crise familiale, qui est celle de la société tunisienne confrontée à une multiplicité de départs pour le Jihad, est également au cœur de Mon cher enfant (19346) de Mohamed Ben Attia. Sami s’apprête à passer le bac malgré des migraines répétées mais disparaît soudain. Son père va se mettre à sa recherche en Syrie. D’autres films rendent compte du drame et du vertige vécu par les familles, mais celui de Ben Attia se détache par sa façon de suggérer que l’expérience fondatrice du doute ouvre à la reconstruction. Les plans séquences structurent le film et lui donnent cette impression de suspension, d’imprévisibilité. Les raisons du départ de Sami sont obscures, autant que la cause de ses migraines. Qu’est-ce que son père va pouvoir lui proposer pour le ramener à la maison ? Quel avenir peut motiver les jeunes d’aujourd’hui pour s’intégrer à la société ? Déjà, dans son premier long métrage, Hedi, un vent de liberté (18181), Ben Attia mettait en scène un personnage au destin trop tracé et qui a du mal à l’infléchir. Comme son pays, Hedi voulait impulser une nouvelle vie mais peinait à secouer les carcans du passé.

La famille tunisienne encore, dans Fatwa (16011) de Mahmoud ben Mahmoud. Brahim revient de France pour enterrer son fils Marouane, mort dans un accident de moto. Le film suit ce père éploré dans une enquête qui révélera peu à peu que son fils était tombé dans le piège de l’extrémisme religieux et que sa mort est suspecte. Bien mené et remarquablement interprété, le film maintient la tension en avançant par rebondissements successifs jusqu’au drame final. Les intégristes se révèlent de sombres brutes obscurantistes, par opposition aux braves gens qui auraient voulu vivre en paix comme avant. C’est cette dualité sans appel, tempérée par une femme transfuge parce que violentée, qui gêne dans un film par ailleurs riche en subtilités.

Les films qui s’imposent sont ceux qui, comme Timbuktu, savent sortir de cette dualité des bons et des méchants. Car l’intégrisme nous travaille tous : l’intolérance est partout. Le cinéma n’est pas là pour créer de nouveaux diables. A cet égard, Sheikh Jackson d’Amr Salama (Egypte, 19215) est un bijou de dérision et d’humour décalé : un jeune imam et ancien dévot de Michael Jackson part en vrille à l’annonce de la mort du roi de la Pop ! Le film déconstruit les stéréotypes médiatiques et dé-diabolise le regard.

Avec Vent divin (Algérie, 20008), Merzak Allouache suit deux jeunes qui ont pour mission de faire exploser une raffinerie. Alors qu’Amine est mystique, Nour est fanatique. Mais Nour n’est pas un monstre : elle est un être de désir qui se transforme en monstre quand il s’agit d’agir et d’entraîner Amine, encore adolescent. Leur relation évolue ainsi en humanité jusqu’au drame final.

Ces histoires peuvent-elle aider des jeunes à ne pas tomber dans le piège islamiste ? La question reste posée mais ces cinéastes auront essayé, tant ils sont angoissés par ce gouffre qui détourne les sociétés arabes d’un devenir politique et social.

Rares sont cependant les films qui interrogent l’islam sur le fond. Merzak Allouache le fait dans Enquête au paradis (18899), sous la forme d’une enquête documentaire sur l’hallucinante promesse des prédicateurs salafistes d’un paradis offrant 72 vierges aux heureux bénéficiaires masculins. Avec Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche (15717), c’est la religion catholique qui est en jeu, dans un film tourné par un cinéaste algérien en Algérie. Donc la religion en général. Judas prévient Jésus qu’un scribe prend en note tous ses prêches. Jésus l’invite à détruire ces parchemins ! Le cinéaste suggère ainsi que la parole divine est non une transcription exacte mais une mémoire, donc forcément une traduction, incertaine et évolutive, sujette à interprétation. Il rebondit en somme sur la violente querelle théologique qui a traversé et traverse encore l’Islam, d’un Coran créé ou incréé, donc l’interprétation de la parole divine ou sa pure transcription. Ce qui en ouvre ou non l’exégèse et l’adaptation aux modernités, donc à prendre ou non les textes au pied de la lettre comme le font le wahabisme et les traditionalistes littéralistes.

 

Les cinéastes dont nous parlons sont anti-absolutistes : leur refus du dogmatisme structure leurs films. Ils ne prétendent pas transmettre une vérité, mais ouvrir les compréhensions. Ils valorisent l’incertitude tout en gardant de l’empathie face au désarroi, à la recherche de facteurs d’espoir. Leur but est de séduire, faire rêver, émouvoir, pour déconstruire les clichés, détruire les mimétismes et le contournement de soi, et s’appuyer sur la redécouverte des forces de leur culture pour poser des questions et non délivrer des solutions. Pour eux, le véritable enjeu de la mémoire est de sentir la force de la résistance au quotidien.

S’ils se saisissent, dans une sorte d’instantané du monde, de figures emblématiques, c’est pour mobiliser sur la précarité, la vulnérabilité, la condition des femmes, le joug intégriste, le scandale des frontières et le traitement des étrangers, l’injustice et les droits, l’Etat face au marché, l’homosexualité, les tares éducatives, le préjugés de toutes sortes. Ils ne dressent pas un constat et tentent de dépasser le naturalisme. Leur approche n’est ainsi ni ethnologique ni sociologique : elle est une lecture, un éclairage qui cherche à s’émanciper de la colonisation esthétique autant que des réductions simplistes pour construire un nouvel imaginaire pertinent pour la planète entière, où l’humain reste au centre et la fraternité son moteur. Dans cette utopie, le réel est au bout du chemin de la responsabilité.

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  1. Les pistes du renouveau

 

3.1  Une vision du semblable

Comme l’écrit Felwine Sarr, « les limites sont toujours mentales ».[10] Si le cinéma de change pas le monde, il invite à le réinventer. Cela ne se fait pas en un jour. Cela passe aussi bien par des synthèses culturelles et des syncrétismes que par des détournements ou la décolonisation des esprits. Le cinéma déconstruit les frontières et les assignations identitaires autant qu’il prend pour socle les puissances culturelles. C’est dans ce paradoxe que se pensent les possibles malgré les fragilités et les menaces des temps présents.

Décoloniser, c’est inverser les regards et penser l’égalité. D’abord être conscient du « boomerang du colonisé » : jouant sur la mauvaise conscience, il est capable d’arnaquer ! Dans Vivre riche de Joël Akafou (Côte d’Ivoire, 14218), des jeunes pratiquent toute la journée le broutage, qui consiste à trouver des cœurs tendres sur les réseaux sociaux, les envoûter sur la durée puis leur faire envoyer de l’argent car un membre de la famille serait dans une urgence de santé. Quand l’argent tombe, parfois des sommes rondelettes pour financer une opération chirurgicale par exemple, ils font la fête et se détruisent à petit feu… C’est l’énergie du désespoir, profondément amorale et produit du rêve d’argent facile d’un univers mondialisé, mais vitalité de la débrouille dans les affres du contexte néocolonial.

L’arnaque contre l’ancien colon est également au centre d’O.N.G. Organisation non-gérable (N.G.O. – Nothing’s Going On) (Ouganda, 18940) d’Arnold Aganze : des jeunes draguent une touriste américaine en se faisant passer pour des animateurs d’association caritative. Elle se mobilise pour leur trouver des fonds mais leur envoie aussi un vidéaste pour filmer leur action. Il leur faut improviser en urgence… L’humanitaire et le rapport Nord-Sud sont épinglés de joyeuse façon face à l’inventivité de la ruse et de la débrouille ! Fait avec des copains, le film, très drôle, n’a pas coûté plus de 3000 $.

Au-delà de ce retour de bâton, c’est le changement de paradigme qui importe. Il s’agit là d’une impressionnante inventivité pour prendre sa place dans le monde, une place refusée depuis si longtemps. On parle toujours de l’Afrique comme un continent à part, celui des douleurs, celui des marges, un ailleurs. Engendrer une vision du semblable et non une vision de la différence reste une des grandes tâches des expressions culturelles africaines. L’enjeu pour l’Africain est d’appartenir à égalité à l’humanité. Mettre en valeur l’apport africain, la part africaine de l’histoire du monde, va dans ce sens, autant que la part du monde dans l’histoire africaine. Cette hétérogénéité n’est pas une inauthenticité mais une chance, « les ressources privilégiées de notre propre dépassement », écrit Achille Mbembe.[11]

Or, il se trouve, poursuit Mbembe, que « c’est sur le continent africain que la question du monde (où il va et ce qu’il signifie) se pose désormais de la manière la plus neuve, la plus complexe et la plus radicale ».[12] On voit ainsi des jeunes d’ascendance africaine se rendre en Afrique et en être bouleversés. Deux films burkinabés caressent ainsi l’idée que le vécu africain peut recentrer un jeune en quête d’avenir. Qu’il s’agisse d’Ady dans Wallay de Berni Goldblat (14206), ou Ibbe dans Tant qu’on vit de Dani Kouyaté (15754), une rencontre sensible a lieu, sans pour autant idéaliser l’Afrique. Ces films nous disent que ce qui importe n’est pas la marque culturelle mais la trace, qu’une initiation se doit d’être subtile, que la beauté se cherche dans le partage et l’écoute.

Ils nous disent aussi qu’il est possible d’habiter plusieurs mondes, de naviguer entre leurs rives, d’utiliser des genres différents dans des esthétiques ouvertes. L’Egyptien Christophe Saber s’en est fait une spécialité dans ses excellents courts métrages : Discipline (17520), Sacrilège (20112), Punchline (20111). On voit ainsi des films convoquer des genres comme le thriller ou le film noir, tournant autour de héros écartelés, dont la fuite dans la nuit est un vertige. C’est Siirou dans Dakar trottoirs d’Hubert Laba Ndao (Sénégal, 12543), ou Riva dans Viva Riva ! de Djo Munga (RDC, 1154). Leur vie ne tient qu’à un fil : ce sont des funambules de la grande ville. Leur art est un art du péril. Ils ne défient pas le vide, ils le prennent comme appui. Seuls, ils savent qu’ils perdraient leurs ailes à se compromettre avec les puissants. Leur corps est ballotté dans des batailles sans lendemain. Mais le vertige du funambule confine au suicide. Amoureux de femmes fatales, loosers mais debout jusqu’au bout, ils n’échappent pas à leur destin. Ils auront tenté l’équilibre impossible, dans un monde qui fout le camp.

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3.2  Fugitifs modernes

Habiter le monde, c’est bouger. Tout comme les réfugiés, les migrants sont en général poussés par la guerre ou la misère, mais ce sont parfois aussi des jeunes qui refusent d’être cantonnés dans un pays qu’ils perçoivent sans avenir, ou qui tout simplement veulent voir le monde et en font une nécessité de vie. Mati Diop avait admirablement rendu compte de cette force imaginaire dans son court Atlantiques (Sénégal, 10117). Partir, c’est « brûler ». Mais nombre de jeunes Icare se brûlent les ailes à vouloir traverser…

Oblitérer cette aspiration ramène le migrant au statut de réfugié politique ou économique. C’est aussi faire des migrants une masse indifférenciée, une foule inquiétante, un déferlement. Il est dès lors facile pour les idéologies de la haine de crier à l’invasion, à la perte de sa culture, au grand remplacement. De plus, ils seraient tous musulmans et comme on assimile l’islam au terrorisme, la peur s’installe. La crise des réfugiés et la pression exercée sur les frontières européennes a engendré un grand nombre de films dont le danger est de renforcer cette image alors même que les migrants arrivent avec leur créativité, leurs savoirs, et souvent leur jeunesse.

Ces films rendent certes compte de la condition déplorable de la migration. Chassés, trahis, risquant leur vie, méprisés, parqués rejetés au départ et à l’arrivée, les migrants d’aujourd’hui vivent une plus grand violence encore qu’autrefois. Ils meurent socialement, dévalorisés, humiliés. Ils font sans cesse des cauchemars car leur vie est un cauchemar. Leur destin est collectif, mais il est avant tout individuel. Chacun vit différemment ce destin difficile, certains plongent, d’autres arrivent à saisir le déclic qui leur permet de rebondir. C’est lorsque les films rendent compte de cette complexité en s’attachant à des personnages qu’ils convoquent l’humanité et la dignité de chacun pour rendre les choses palpables. En confiant, comme l’avaient fait autrefois Rouch et Godard au Mozambique, leur caméra à Abou Bakar Sidibé, Moritz Siebert et Estephan Wagner lui ont permis de devenir « le filmeur », si bien que Les Sauteurs (18237) révèle de l’intérieur du camp de Gurugu qui surplombe Melilla à la fois les témoignages et les conflits sur les stratégies à suivre. En se posant discrètement sa caméra dans la consultation qui reçoit les migrants primo-arrivants dans le seul hôpital public à le faire sans rendez-vous, à Bobigny, Alice Diop montre que chaque homme, chaque femme est unique, parce que des médecins les respectent et partagent avec eux, parce qu’une cinéaste pose sa caméra sans projet préalable pour les écouter. Pour réaliser La Permanence (18220), elle y est retournée chaque vendredi durant un an.

La folie du voyage à risque nécessite davantage qu’une fuite. Fuir serait un instinct de survie, voire une lâcheté. C’est d’une fugue qu’il s’agit, comparable à celle des nègres marrons. Comme en musique, la fugue consiste à « opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie ».[13] Cela passe par le camouflage, les ruses pour échapper au molosse, mais aussi des formes de vie inédites, la pratique d’une indocilité créatrice. Cet « héroïsme ordinaire des demandeurs de refuges », pour reprendre une expression d’Edwy Plenel,[14] est une vie qui s’invente. Pour appréhender la vitalité et l’apport des migrants, il s’agit d’en conjurer l’invisibilité.

C’est le projet de Une saison en France de Mahamat-Saleh Haroun (Tchad, 18695). Abbas a perdu sa femme en tentant d’échapper à la guerre civile en République Centrafricaine. Professeur de français au pays, il est normal qu’il cherche refuge en France avec ses deux enfants. En attente du résultat de sa demande d’asile, il organise la survie de sa famille, a un job sur les marchés, scolarise ses enfants, entretient une relation avec Carole, une fleuriste du même marché. Mais le couperet administratif tombe et la descente aux enfers commence, dans une France qui ne veut pas d’eux. Au-delà de tout naturalisme, Haroun trouve la justesse d’une fiction centrée sur le ressenti de personnages confrontés à un implacable destin.

Des courts rendent compte d’originale façon des situations traversées. Dans Deglet Nour de Sofiane Halis (Algérie, 19886), Ismaël vient remplacer son ami Ryad sur un chantier. Le garde de sécurité lui confie son chien, avec lequel il développe une étroite relation malgré la précarité de sa vie. Tout simple et inattendu, le récit ramène à l’essentiel. C’est aussi le cas de Le Reste est l’oeuvre de l’homme de Doria Achour (Tunisie, 18786) où un homme, après avoir traversé la Méditerranée, retrouve à Marseille sa soeur qu’il n’a pas vue depuis 20 ans. Mais cette dernière doute de sa véritable identité. Comme le dit le titre, ce qui est à l’œuvre ne peut être que l’humain.

Avec Vent du nord (Tunisie, 19348), c’est la communauté de destin entre les perdants de chaque côté de la mer, mais aussi leur vitalité, que convoque Walid Mattar. Sans le dire, il prévient les candidats au départ qu’il n’y a pas d’Eldorado, simplement parce qu’il leur sera difficile d’échapper à leur destin dans une économie sans merci, celle de ce vent du Nord qui souffle sur la planète. Une solidarité est-elle possible dans la mondialisation ? Les cinéastes ne la situent pas au niveau politique ou syndical. C’est dans l’humanisme profond des cultures africaines qu’ils fondent un espoir, dans les valeurs qu’elles portent.

Dans Samir dans la poussière (Algérie, 18349), Mohamed Ouzine se rend dans la région d’origine de son père et discute avec son neveu Samir. Mohamed filme la beauté des lieux, Samir n’y voit que pierrailles ; Mohamed cherche à se recycler dans son origine, Samir ne songe qu’à partir. Et un troisième personnage est là, hors-champ : le père qui a quitté cette terre pour la France il y a bien longtemps. Le film est un regard ancré dans une terre et qui en explore les possibles, comme si par de multiples portes le documentaire pouvait devenir fiction.

Du nègre marron au migrant d’aujourd’hui, la même indocilité, la même créativité. Fugitif où cours-tu ? C’est le titre du livre de Dénètem Touam Bona et du film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval (20044). Ils ont collaboré pour ce film fait dans la foulée du remarquable L’Héroïque lande, la frontière brûle (19188) sur le quotidien des réfugiés de la jungle de Calais, une forêt où se rassemblaient les migrants voulant passer en Angleterre. Elle apparaît non comme un ghetto insalubre mais comme une riposte inventive, un espace du possible.

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3.3  La choralité du vivre ensemble

Figure en déplacement, fugitif au pas de course, le migrant porte un regard cosmique sur le monde, comme les personnages de Des étoiles (Sénégal, 12630) de Dyana Gaye, un hymne à la circulation et à la rencontre : millions d’étoiles en mouvement dont l’enjeu sera de se rencontrer pour s’aimer et établir des solidarités, des constellations archipéliques. Des êtres se déplacent, bien forcés de se confronter, et plutôt qu’un choc, c’est un ballet qui se met en place, un chant polyphonique où chacun aura sa voix, son parcours, son désir dans une aventure commune et communément assumée. Ils définissent l’être-avec-d’autres de Paul Giroy ou l’être-en-commun de Jean-Luc Nancy dans l’entièreté du monde, la relation mondiale du Tout-Monde d’Edouard Glissant, la déclosion du monde d’Achille Mbembe, qui distingue l’universel et l’en-commun. Il n’a pas là de relation idéale, au contraire la complexité des vécus douloureux. Les personnages de Dyana Gaye se ratent : le déplacement les éloigne, mais en se ratant, s’ouvrent pour eux les occasions d’évoluer, ou de se révéler.

Si les rudes logiques de l’immigration évoquent les anciennes assignations, une inversion des routes est à l’oeuvre : c’est d’Amérique en Afrique, d’Europe en Amérique ou d’Afrique en Europe que l’on voyage. Au-delà de la nécessité économique, s’impose la fascination pour l’ailleurs, la quête initiatique du voyage : « On ne les empêchera pas d’aller voir de leurs propres yeux ». Il en résulte un positionnement dans le monde qui, sans renier ses origines, ne s’attache plus à un territoire. C’est dans le voyage que se groupent les étoiles.

« Devenir-homme-dans-le-monde n’est ni une question de naissance, ni une question d’origine ou de race : c’est une affaire de trajet, de circulation et de transfiguration », écrit Mbembe.[15] L’enjeu ? La « montée en humanité », répond Mbembe.[16] La réhabilitation des valeurs africaines pour que le continent redevienne « le poumon spirituel du monde », écrit Felwine Sarr.[17] L’Afrique a ainsi pour mission d’accroître la densité et la maturité de la conscience humaine (Alioune Diop) pour repenser le progrès.

Il faudra pour cela « rendre compte de la persistance des lucioles »,[18] comme le dit Tariq Teguia qui avec Révolution Zendj (Algérie, 11847) livre un manifeste mosaïque sur « les désirs de lutte qui jamais ne se résignent ». Encore un film de déplacement, dans la continuité d’Inland (6948) : un journaliste qui porte le nom d’Ibn Battutâ fait un reportage sur des affrontements dans le Sud algérien qui le conduit via Beyrouth sur les traces de révoltes d’esclaves du IXe siècle sous le Califat abbaside en Irak. Les luttes, même échouées, sont des points lumineux dans l’obscurité. « Il faut les mener : même si on va au mur, elles serviront à d’autres ».

Le film n’est pas une photographie du temps présent mais tente de voir ce qu’il devient. Chaque plan est une esthétique (et donc une sensation) de surgissement, non une forme donnée ou imitée mais une naissance de la forme. Les Derniers jours de la ville (Egypte, 11854) de Tamer El Said a lui aussi une radicale poésie : proximité de la caméra qui multiplie les très gros plans et les métonymies, appréhension de la chorégraphie des corps, recadrages intempestifs et flous artistiques, relative confusion du récit, approche charnelle des personnages, désynchronisation des dialogues et de l’image insistant davantage sur les ressentis que les mots, et donc contrepoint permanent. Il s’agit pour Khalid, ce réalisateur de 35 ans qui cherche à capturer le souffle de la ville, « d’entendre le silence dans le tumulte du Caire ». Rencontrant furtivement un amour perdu mais aussi en contact avec des amis qui filment leur vie et lui envoient des vidéos de Beyrouth, Bagdad et Berlin, il cherche l’énergie lui permettant de survivre. Agencée par touches comme un tableau, cette esthétique de la reconstruction cherche la beauté qui encourage alors que la ville comme le monde s’effritent tout autour.

L’enjeu de ces films est de trouver une forme qui se joue des influences et des frontières tout en revendiquant son ancrage culturel et une continuité historique pour parler du temps présent. Ceux du Marocain Hicham Lasri systématisent des plans très élaborés, graphiques, formalistes, avec une mise en scène proche de l’installation, du théâtre, et une histoire décalée pour « réinventer l’étrangeté du monde ».[19] The Sea is behind (16938), Headbang Lullaby (17936), Jahilya (19738), etc. : provocateurs et insolents, ses meilleurs films sont une surprise permanente. La sexualité et le malentendu identitaire y sont centraux, traités à l’aide de personnages marginaux. Ils multiplient les aphorismes. Ils cultivent l’instabilité, en résonnance avec l’incertitude de ses personnages déjantés mais aussi la précarité du pays et la versatilité de ses habitants. Ils livrent une parodie loufoque des structures de pouvoir, des assujettissements, de l’enfermement, de l’ennui et des mythes.

Farfelus, dérangeants, provocants, atypiques, insolents, hybrides… Les films du Tunisien Jilani Saadi le sont aussi, sinon davantage. Ses personnages déjantés et angoissés sont humains avant tout, car le dérèglement systématique des repères permet de bouleverser des situations où le problème est justement de conserver son humanité malgré tout. Dans Bidoun 2 (17209), est libre en vélo (comme Saadi l’était dans son film expérimental Bidoun 1), libre dans les mariages où elle va manger et danser. Elle taggue : « Dieu aima les oiseaux et créa les arbres, l’homme aima les oiseaux et inventa les cages ». Mais si Abdou et Aïda attachent leurs pas, ils ne trouvent pas plus qu’Halim et Ons dans Où es-tu Papa ? (13700) ou Momo et Douja dans Bidoun 3 une commune énergie de résistance. Ils se rapprochent, s’affrontent, se sauvent, se déchirent. L’avenir ne peut être que poésie dans le grand aquarium tunisien des douleurs accumulées et des libertés retrouvées : il faut changer de paradigme. Les angles de prise de vue sont toujours imprévisibles : la caméra gopro libère du carcan du champ-contrechamp et ouvre à la sensation des corps. Il ne s’agit plus de s’attacher aux normes du passé, mais au contraire d’expérimenter. C’est une prise de risque énorme, bien sûr mal comprise et mal aimée.

On reproche souvent aux recherches formelles d’être des produits occidentaux mais ces réalisateurs vivent au pays et participent de la tentative contemporaine d’appréhender leur cadre de vie de façon novatrice. Ils revendiquent par contre l’hétérogénéité de leurs héritages dans leur appartenance au monde et au présent, dans la choralité du vivre ensemble.

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3.4  Travailler la corporalité

Nous avions mis en couverture de notre dernier livre[20] une photo de Soufia Issami dans Sur la planche (Maroc, 9009) de Leïla Kilani parce que ce film s’attache aux jeunes à fleur de peau qui transgressent les interdits. Ce cinéma n’est ni psychologique ni sociologique : il n’est pas d’expliquer. Il est de surface, non pas superficiel mais tactile, charnel, cutané ! Une façon de nous dire qu’on ne peut comprendre les mutations actuelles que sous ce rapport, que tout discours se heurtera à un mur, que ces sociétés vont sombrer dans la violence si elles n’offrent pas un avenir à leur jeunesse. Car Badia, tout comme les trois autres filles avec qui elle monte ses coups de la nuit, fonce tête baissée dans le vide. Son destin ne peut être que mortifère. Ces jeunes ont l’énergie du désespoir, mais elles sont prêtes à s’effondrer. Elles sont sur la planche, prêtes à sauter.

Cette corporalité me semble convoquer les poétiques de notre modernité et ses hantises. C’est un « corps décalé, corps du rêve, délibéré, dansant, musical, liquide et volatil, sacrificiel, eucharistique ».[21] Ce corps marron est « un corps-champ-de-bataille ». Les films qui prennent ce corps à bras-le-corps défient les fixations territoriales et les clichés pour inventer un espace et un rapport au monde où l’on n’est pas où on vous attend, où l’on ne compte que sur soi.

« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », écrivait Fanon.[22] Ce corps-résistance, le documentaire le cherche pour trouver des voix et des voies d’avenir. Maman Colonelle de Dieudo Hamadi (RDC, 16906) mobilise ses hommes avec une corporalité assumée que le film met en exergue en montrant leur entrainement physique. Faisant corps avec eux, elle est à la fois, comme il se devrait être de la police, corps protecteur et corps défenseur. Les incroyables défis corporels des sportifs handicapés dans We could be heroes de Hind Bensari (Maroc, 19928) se heurtent à l’absence de reconnaissance étatique qui fragilise leur combat pour appartenir au corps social. Les travailleurs de l’abattoir d’Alger dans Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani (18107) se livrent à fleur de peau. Ce n’est pas un film sur ces hommes mais un film avec eux. Il n’y a ni solution ni affirmation, seulement des questions, un vertige au milieu des mille chemins du rond-point, la perception humaine de ce qui reste le drame d’un pays en huis-clos. Les quatre interlocuteurs d’Alice Diop qui, dans le cadre d’un atelier à Montreuil, parlent d’amour et de sexualité, de la misère sexuelle à l’affirmation de soi, dans Vers la tendresse (18298), sont filmés sans qu’on les voie parler. Ce décalage vers leur corps accentue l’incarnation de ce qu’ils disent. Le corps, c’est au fond le sujet central de Je ne me souviens de rien (20104) de Diane Sara Bouzgarrou qui, bipolaire, amasse des photos, textes, collages, dessins et vidéos d’elle-même sans s’en souvenir, à l’époque de la révolution tunisienne. Elle les recompose en résonnance dans ce film-mémoire.

La fiction reste cependant la voie royale pour développer des espaces imaginaires. Encore faut-il trouver le rythme et le sens de sa course dans un contexte difficile, comme dans Allonge ta foulée de Brahim Fritah (20113). Quant aux rejetés de la société qui refusent de bêler comme le troupeau, ils doivent endosser les masques du commerce mais préfèrent péter tout haut pour déjouer les plans du diable. C’est Bêlons de El Mehdi Azzam (Maroc, 18882), qui combine humour et hyperbole. Dans Volubilis de Faouzi Bensaïdi (Maroc, 19253), Abdelkader fait lui aussi partie des démunis. Abdelkader regarde les nantis à travers les vitres de leur villa, lui que son appartenance sociale rend invisible. Sa révolte est celle de celui qui souffre humilié et battu, dans son corps-champ-de-bataille. Lorsqu’il sera confronté à la violence des dominants, il saura changer son destin.

Corps étranger de Raja Amari (Tunisie, 11848) évoque la corporalité de celle qui arrive sans prévenir, comme surgie du dedans. Immigrée clandestine, elle est l’étrangère, celle qui utilise la surprise et la ruse, qui force sa présence sans y être invitée. Entre Samia et Leila qui l’accueille chez elle, un jeu de méfiance et fascination réciproques se met en place où chacune doit baisser son immunité pour accueillir l’énergie de l’autre. Cette énergie est du domaine du désir. En réduisant les protections, l’une et l’autre font l’expérience de ce qu’un corps étranger provoque : le sentiment diffus, complexe et dérangeant d’être étranger à soi-même.

Que dire dès lors de celui qui est mort et regarde les vivants tenter de lui demander pardon pour la violence exercée ? C’est le cas d’Azaria dans Mabata bata (Mozambique, 19956) où Sol de Carvalho adapte une nouvelle de Mia Couto. A l’heure du centenaire des massacres de la guerre de 14-18, l’histoire ne manque pas d’actualité, mais aussi dans la mémoire de la guerre civile mozambicaine. Comment faire revenir à la vie les morts qui nous accompagnent ? Ceux qui se sont battus pour notre liberté ?

Faut-il revivifier le souffle sacré des ancêtres ? C’est ce que se demande Ange Régis Hounkpatin avec Panthéon (Bénin, 20114). Un immigré qui n’y croit plus s’apprête à céder à un musée un costume vaudou hérité de son père défunt, mais un ami lui faire découvrir le krump. On retrouve ici Hugo Marie qui faisait partie des danseurs dans Les Indes Galantes de Clément Cogitore (France, 19271) qui en 5′ captive et fascine sur une chorégraphie de krump. Le corps est le centre et l’essence du cercle, en pleine puissance. Ce corps qui se théâtralise, se contorsionne et se tortille en des postures carnavalesques, ce visage qui se contracte et grimace sous la tension, cette bouche qui se déforme et se convulse, ce spasme qui accapare le grotesque sont une colère, une fureur, une rage. L’emphase, l’outrance, l’hyperbole, la démesure sont un débordement des normes. Le jeu est ici de transgresser à plaisir la règle le temps de la performance. La truculence des corps permet d’inverser la convention de la danse dominante. Comme dans le hip-hop où danser sur la tête c’est prendre le monde à l’envers, rechercher le déséquilibre et le tremblement, refuser l’assise de la danse classique. Le krump, c’est le « puissant royaume ».[23] Il est invention autant qu’il est mémoire des formes. Il a une force magique, à la fois salut et élévation. La brutale contorsion des corps refuse l’aliénation tout en partageant la violence qui leur est faite. Elle maronne pour affirmer un corps métaphysique face au corps tangible, propriété du maître, corps du travail forcé, corps violé. Elle se saisit avec la même férocité de la seule chose qui reste à l’esclave, de son seul bagage : son corps. Dans la clairière du bois sacré, elle construit son salut par l’art du rythme et de la danse. Sa mémoire est à l’origine du mouvement comme il fut à l’origine du jazz et des danses des diasporas noires. L’espace improbable de la rue est son royaume hors-les-murs, source de nouvelles esthétiques, à distance du confort des institutions autant que de leur contrôle. Ces corps ne sont pas des slogans mais dansent jusqu’au bout des doigts. Leurs mains lacèrent et caressent, tapent du poing et se déploient comme un oiseau qui se libère de ses chaînes. Il y a de l’exorcisme dans ces gestes de la fulgurance, pour sortir le corps de la cage des clichés.

Il faut cette rage et cette distance pour exprimer l’impossibilité de la libre circulation des corps. Dans The Last of us d’Ala Eddine Slim (18595), à la suite d’une agression, un immigré se retrouve seul et démuni. Il vole une barque pour s’éloigner de Tunisie et se retrouve, corps perdu, dans une forêt inconnue. Voyage sensoriel et sans dialogues comme l’était Babylon (14169) sans sous-titres sur les camps de réfugiés du Sud tunisien, cette histoire de Robinson laisse place aux sons de la nature. Seul et devenu sauvage, il est traversé par l’univers, lui qui avait été clandestin marginalisé. Jusqu’à s’y fondre sans laisser de trace. Ce conte mythologique sur « le dernier d’entre nous » évoque la rupture du corps social, de la perte d’humanité de nos sociétés et du retour à la loi du plus fort, de la nécessité de revenir à l’essentiel. Une lune bienveillante accompagnera celui qui reste un migrant incertain, ou bien n’est-ce pas l’énergie de sa propre détermination à résister au monde des loups dans sa quête de la source ?

Son fils risque de perdre sa jambe si Félicité ne trouve pas l’argent nécessaire à l’opération. Elle tentera l’impossible, avec l’énergie du désespoir, jusqu’à devoir s’incliner. Reste alors à sortir de la dérive quand on perd tout espoir… Félicité d’Alain Gomis (17927) est un chef d’œuvre. Félicité échappe à la désespérance et cette haine de soi que partagent victimes et bourreaux. Il lui faut toucher le fond pour revenir à la vie. Ce ne sera possible qu’en acceptant d’être aimée, de s’en sentir digne. Dans cette ville où tout se ligue pour écraser les gens, un orchestre symphonique amateur et un chœur interprètent Arvo Pärt : le drame emplit le quotidien. Où Félicité va-t-elle trouver la force d’amener son fils à renaître à la vie ? Il lui faut passer les eaux de la nuit, franchir l’invisible frontière du renoncement, ressusciter des limbes, retirer « les épines de son cœur », accueillir l’imprévisible et croire au poids de l’éphémère, rire de la débrouille, chanter à nouveau, rencontrer un okapi, puiser dans la musique des Kasaï Allstars l’énergie de vie, eux qui allient sources traditionnelles et transe électrique.

La caméra se faufile dans le chaos urbain et en épouse le rythme. Elle se fait proche des corps pour vibrer à l’unisson. Elle accompagne les sueurs et les silences pour magnifier la beauté de ceux qui ne s’engouffrent pas dans la fuite. Pénétré par la musique, ce film puise dans différents registres pour établir une poétique, celle d’un blues, la mélopée collective d’une culture de résistance ancrée dans le réel. C’est un intense et émouvant hommage que rend ainsi Alain Gomis à ceux qui cessent de se penser comme victimes pour se coltiner leur quotidien et se réconcilier avec eux-mêmes. Félicité a la dignité de ceux qui ne s’arrêtent pas à la laideur du monde mais en font au contraire le socle des possibles. Point n’est besoin de traduction pour comprendre ce qu’elle finit par chanter a capella, entraînant son auditoire avec elle. Ne nous dit-elle pas qu’en Afrique aujourd’hui, se joue certes le scandale du monde mais aussi, si l’on veut bien la regarder sans la réduire et écouter le chant de chacun comme dans le plan final, les voies du renouveau ?

Et si le projet d’Alain Gomis était, s’appuyant sur l’expérience africaine, d’unir comme Nietzsche l’harmonie apollinienne et l’instabilité dyonisiaque, c’est-à-dire de trouver à vivre harmonieusement dans le chaos du monde ? En cadrant un par un dans son final les visages des choristes, ne nous dit-il pas que c’est à la fois chacun et ensemble que, dans notre for intérieur comme dans notre vie collective, dans un chant à la fois personnel et commun, nous trouverons la force d’aborder l’inconnu ?

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[1] Dans mon article « Les cinq décennies des cinémas d’Afrique » commandé par la Cinémathèque française pour le catalogue de son événement Africamania en 2008, j’avais tenté de résumer 50 ans de cinéma en Afrique. (article 7304 sur Africultures). Dans mon livre « Les cinémas d’Afrique des années 2000 – perspectives critiques », j’avais en 2012 tenté de dégager les tendances à l’œuvre dans les films des quinze dernières années. (fiche livre 12666)

[2] Citation souvent reprise mais attribuée à George Santayana dans The Life of Reason (La Vie de la raison), Etats-Unis 1905.

[3] Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey 2016, p.147.

[4] http://africultures.com/un-point-de-vue-rwandais-sur-litsembabwoko-11619

[5] « Du courage en démocratie », entretien entre Cynthia Fleury et Bernard Cazeneuve, in : Philosophie Magazine n°98, avril 2016.

[6] Ibid.

[7] http://africultures.com/rwanda-jeunes-cineastes-14211

[8] Marie-José Mondzain, (Images (à suivre)¸ Bayard 2011, p. 283.

[9] Gérard Genette, Palimpsestes – La Littérature au second degré, Le Seuil 1982.

[10] Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey 2016, p.136.

[11] Achille Mbembe, « Penser le monde à partir de l’Afrique », in Ecrire l’Afrique-monde, Philippe Rey/Jimsaan 2017, p.385.

[12] Ibid, p.392.

[13] Dénètem Touam Bona, Fugitif où cours-tu ? PUF 2016, p.80.

[14] http://africultures.com/fugitif-cours-livre-film-14498

[15] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte 2016, p.176.

[16] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte 2010, p.55.

[17] Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey 2016, p.155.

[18] http://africultures.com/rendre-compte-de-la-persistance-des-lucioles-12112

[19] http://africultures.com/la-lecon-de-cinema-dhicham-lasri-13423

[20] Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000 – perspectives critiques, L’Harmattan 2012.

[21] Sylvie Chalaye, Corps marron – les poétiques du marronnage des dramaturgies afro-contemporaines, Passage(s) 2018, p.14.

[22] Ce sont les derniers mots de Peaux noires, masques blancs.

[23] krump = Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise (« élévation du royaume par le puissant éloge »).

Author: Olivier Barlet

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