Le Cimetière des éléphants est dévoilé en première à Paris. [1] La réalisatrice du Burkina Faso questionne le rôle des missionnaires catholiques en Afrique et leur rapport avec la colonisation. Un sujet qui pourrait faire débat au prochain FESPACO [2] où le film est inscrit.
Eléonore Yameogo aime prendre de front des sujets sensibles. Son premier long-métrage, Paris mon paradis, 2011, approchait trois émigrés africains, en galère dans la capitale, pour dissiper les mirages de l’émigration. Cette fois, Le Cimetière des éléphants, 2018, interpelle ses concitoyens et les Occidentaux sur la présence des missionnaires en Afrique depuis la colonisation.
Le film part à la rencontre des Pères Blancs qui résident dans des maisons de retraites en France, après une vie active sur le terrain. Minés par l’âge, ils occuperont peu à peu « le Cimetière des éléphants » qui jouxte leur résidence, comme on le dit avec ironie.
En recueillant les confidences de ces missionnaires, pétris des cultures africaines, Eléonore Yameogo fixe dans les mémoires un point de vue original, de l’intérieur, sur l’action du Catholicisme en Afrique. Le Père De Gaulle, neveu du général qui a présidé la France, l’aiguille dans ses rencontres. Des images d’archives, des photos, illustrent les liens étroits des missionnaires avec l’Afrique.
Mais la réalisatrice réfléchit aussi le point de vue des Africains avec l’aide d’un historien burkinabè. En remettant en question sa propre foi chrétienne, Eléonore Yameogo incite à évaluer la pratique du catholicisme dans son pays et en France, hier et aujourd’hui.
La cinéaste, basée à Paris, s’appuie sur une production française avec le concours de l’OIF, la participation du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire, pour signer Le Cimetière des éléphants. Une démarche inscrite dans l’expression des réalisatrices africaines contemporaines.
Elle aborde avec nous, les questions de la foi, des conquêtes catholiques dans les sociétés africaines, la colonisation, en expliquant comme elle a approché les missionnaires et travaillé son projet salutaire et démystificateur.
Découvrir des missionnaires retraités
– Qu’est-ce qui s’est passé depuis Paris mon paradis, réalisé en 2011 ?
Je n’ai pas fait grand chose sur le plan cinématographique mais plutôt sur le plan personnel, et puis je suis mère… Il fallait revenir avec un projet très fort parce que pour moi, faire un film, raconter une histoire, il faut que ça sorte de l’ordinaire. On prend la parole quand on a quelque chose d’intéressant à dire. Donc j’attendais le moment, j’attendais d’avoir un sujet fort.
– Et comment est arrivé ce sujet fort ?
Il est parti d’un voyage en Italie où j’étais invitée à un festival, à Vérone. J’étais logée dans un centre qui hébergeait des retraités missionnaires. Le lendemain de mon arrivée, au petit matin, j’ai entendu des sonorités familières, des Blancs qui parlaient le lingala, du moré, du bambara… C’est là que j’ai découvert que c’étaient des missionnaires qui ont fait plusieurs années de vie en Afrique. Je suis allé vers eux, j’ai discuté, j’ai compris leurs histoires. J’ai vu que ce sont des gens qui connaissent l’Afrique mieux que moi. Petit à petit, au cours de mon séjour, j’ai eu l’idée de faire un film sur les missionnaires. Mais la langue posait problème parce que je ne parle pas l’italien et c’était difficile de trouver une maison de production en Italie. Ca m’a fait penser aux Pères Blancs, ces missionnaires qui ont évangélisé le Burkina Faso, que j’ai côtoyés quand j’y vivais. Une fois de retour en France, j’ai commencé à faire des recherches sur les missionnaires Pères Blancs et c’est comme ça que j’ai appris l’existence d’une maison de retraite à Bry-sur-Marne. Je suis allé à la rencontre de ces vieux prêtres qui finissent leurs jours en France.
– Dans le film, il y a deux maisons de retraites. Elles sont en France ?
Oui, il y a celle de Bry-sur-Marne en région parisienne, et celle de Pau. C’est par Père De Gaulle qui a passé une grande partie de sa vie dans mon village, à Koudougou, que j’ai appris l’existence de cette maison à Pau. En discutant avec lui, j’ai demandé des nouvelles de son binôme à Koudougou, et il m’a fait comprendre qu’il était dans l’autre maison de retraite, à Pau. J’avais encore le souvenir de ce vieux avec sa barbe, très joyeux qui aimait bien chanter. Je me suis dit, il me le faut dans le film. J’ai fait le voyage jusqu’à Pau pour le rencontrer, il ne m’a pas reconnue mais très vite le courant est passé. Il était très content qu’une fille de Koudougou vienne prendre de ses nouvelles au soir de sa vie. C’était l’occasion pour lui de délivrer la mémoire.
– Avez-vous fait plusieurs séjours dans ces maisons de retraite pour approcher davantage les Pères Blancs qui y sont ?
Oui parce que cet univers était étrange pour moi. Il fallait que je passe du temps pour comprendre leur quotidien et établir un contact parce que le milieu des prêtres est souvent très discret. J’ai eu du mal à avoir les autorisations pour le tournage. Même quand on les a eues, le premier jour, on a été refoulés. Il a même fallu reporter le tournage de quatre mois. Ca n’a pas été évident donc j’ai passé beaucoup de temps avec eux avant vraiment d’avoir la parole pour mon film.
– Ce sont les autorités religieuses qui n’ont pas délivré les autorisations ?
Oui, la direction des Missionnaires des Pères Blancs d’Afrique.
– Vous ne leur aviez pas soumis le projet ?
La production a bien envoyé le projet, ils l’ont lu mais je pense qu’ils n’avaient pas confiance. Ils adhéraient à ce que je présentais mais ils avaient peur que ça cache autre chose. Je pense qu’ils avaient peur que je parle de cette polémique qu’il y a en ce moment, sur les prêtres avec les enfants mais ce n’était pas le sujet. Au fur et à mesure, j’ai pu les convaincre et avec l’aide du directeur de la maison de retraite qui me faisait confiance, on a pu convaincre ses responsables à Rome que j’étais sincère, que c’était l’occasion pour eux de délivrer cette parole longtemps retenue, et que c’est la dernière génération que je filme.
Aborder le rôle des missionnaires en Afrique
– Quel était votre projet de départ ?
C’était assez naïf en fait. Dans ma tête, c’était une petite fille, chrétienne, qui partait à la rencontre de ces vieux prêtres qui ont porté le christianisme dans son pays. C’était tout simple : je partais écouter leurs souvenirs, des histoires qu’ils ont vécues, des anecdotes, et pas plus. Au fur et à mesure que je préparais le projet, je me suis rendue compte que l’histoire des missionnaires est plus profonde que ça. Il fallait ramener l’histoire des missionnaires à l’histoire de l’Afrique, de la colonisation, des indépendances, parce qu’ils ont été les témoins clés vraiment de tout ce que les pays africains ont traversé. J’allais rater quelque chose si je traitais le film en se basant sur des anecdotes de leur vécu.
– Qu’est-ce qui vous a aidé à réfléchir de manière plus large, leur présence en Afrique, et peut-être leur action aussi ?
Comme je discutais avec eux, je trouvais quelques sujets tabous pour eux, et je me disais que c’est là qu’il fallait plus creuser. Quand j’abordais leurs relations, ce qui n’a pas marché en Afrique, très vite le ton montait. Je me suis dit que là, je tenais quelque chose. Au lieu de faire un film très lisse sur les anecdotes qui sont peut-être les mêmes que celles qu’ils racontent à qui veut bien les entendre, c’était mieux de toucher les sujets qui les font sortir d’eux.
– Alors quels sont ces sujets qui les provoquent ?
Dans le film, quand je pose la question à un des protagonistes, Père De Gaulle : « Quel est le rôle des missionnaires dans l’histoire de la colonisation de l’Afrique ? » Très vite le ton monte. Il pense qu’ils n’étaient pas mélangés avec les Blancs. On disait qu’il y avait les Pères et qu’il y avait les Blancs. Ils n’étaient pas considérés comme des Blancs parce qu’ils sont des Pères. Donc ils se défendent vraiment de tout cœur de n’avoir pas profité de l’Afrique, de ne pas l’avoir pillée. Ils accusent plutôt les colonisateurs d’être à la base de ce qu’eux mêmes, ont évité : des situations qui pouvaient conduire l’Afrique à des situations pire.
– Mais pour les Africains, leur action ne va-t-elle pas de pair avec celle des colons ?
Comme le dit bien un des protagonistes, pour un Africain avec sa logique, un Blanc reste un Blanc, donc quelqu’un qui les a colonisés. Beaucoup d’Africains ne font pas la différence entre un missionnaire et un colon parce que l’histoire nous apprend qu’ils sont arrivés presque en même temps sur le continent. C’était difficile pour les Africains qui voyaient pour la première fois des Blancs arriver sur leur continent, de faire la différence entre qui est prêtre qui est colon. Surtout que les missionnaires n’étaient pas tout le temps habillés avec leur tenue de missionnaires, ils étaient souvent en civil. C’était très difficile de faire la différence.
– Il y a eu des cas où les missionnaires ont voulu baptiser les Africains de façon un peu rude, et ça vous ne l’abordez pas vraiment dans le film. Pourquoi ?
Je pense que je l’aborde de manière subtile. Pour évangéliser les Africains, il fallait les attirer d’abord. Alors on les attire par des œuvres sociales, en faisant des dispensaires, en soignant des malades… Les gens viennent et une fois qu’ils sont guéris, ou en voie de guérison, on commence à parler de Jésus. Et les gens commencent à s’attacher, à avoir la foi : si j’ai eu la santé c’est parce que Jésus a contribué. C’est comme ça qu’ils arrivaient à baptiser des gens. Dans le film, je montre à travers l’un des missionnaires encore en action sur le terrain, au Burkina Faso, cette action qu’il mène, ces oeuvres sociales. On voit le Père Odet qui apporte l’aide à une fille mère qui a été rejeté par sa famille. Donc cette fille qui est musulmane, si le Père a dans l’idée de l’amener à se convertir, c’est plus facile parce qu’il offre une main tendue. Le Père Odet apporte beaucoup financièrement, et même moralement avec ses conseils, donc c’est plus facile d’amener la fille dans la religion chrétienne. Moi je pense que c’est comme ça que beaucoup de missionnaires sont arrivés à baptiser des animistes dans le temps.
Etoffer la réflexion sur la présence des missionnaires
– Vous parlez surtout de la région qui est autour du Burkina et du Mali, mais l’évangélisation a été plus radicale vers le Cameroun avec les missionnaires belges qui ont été plus virulents…
Effectivement mais l’Afrique est assez grande et dans ce film, je ne voulais pas me perdre. Il fallait cibler ce qu’on veut montrer donc j’ai choisi les missionnaires qui ont fait l’Afrique de l’Ouest et plus particulièrement le Burkina Faso et le Mali. Je ne sais pas comment expliquer mais dans les deux maisons de retraite que je filme en France, plus de la moitié des pensionnaires a fait le Mali ou le Burkina. Même eux, ils ne sont pas arrivés à me l’expliquer. Donc le film se dirige vers ces deux pays et quand je parle de l’Afrique, l’exemple que je prends c’est l’exemple du Burkina où on voit un des missionnaires encore sur le terrain. L’Afrique c’est au pluriel et toutes les histoires n’ont pas été pareilles en fonction des pays.
– Et ça vous paraissait important de recueillir l’avis d’un historien, Magloire Somé, un professeur d’histoire qui est au Burkina, pour expliquer et prolonger les confidences des missionnaires ?
Il me semblait important d’avoir un historien dans le film sinon il allait manquer quelque chose. Les missionnaires se défendent, ils racontent leurs histoires mais que dit l’Histoire exactement ? Il fallait que je parte voir une personne qui a les références, qui puisse aussi me donner des clés de ce qui s’est passé. Le but de faire ce film, c’est aussi de répondre à mes interrogations. Rester sur un seul point de vue, c’est rester un peu naïf. Il fallait que j’aie le contrepoint de ce que disent les missionnaires pour pouvoir me faire mon idée.
– Les images d’archives et les documents que vous montrez, c’est dans le même esprit ? C’est pour alimenter votre réflexion ?
Oui et c’est aussi pour montrer les choses telles qu’elles ont été. Ce sont les images personnelles des missionnaires que j’ai récupérées donc ça permet aussi aux Africains d’aujourd’hui qui posent cette révision de vive voix, de comprendre d’où vient cette religion, comment cette histoire est née. Beaucoup sont chrétiens aujourd’hui mais ils ne savent même pas pourquoi ils sont chrétiens et comment ils le sont devenus. Les archives permettent de reconstituer l’histoire et de nous amener à nous projeter vers quoi on est entrain d’aller. Est-ce que dans les années à venir, l’Afrique va être comme la France d’aujourd’hui où la foi est en perte de vitesse ? Les archives permettent de comprendre ça.
Les atouts de la religion chrétienne en Afrique
– Comment expliquez-vous que l’action des missionnaires en Afrique ait été si intense et laisse tant de traces aujourd’hui alors qu’en France la religion chrétienne semble beaucoup plus banalisée et presque même désaffectée parfois ?
Avec du recul, je dirais que c’est tant mieux si ces missionnaires nous ont apporté le christianisme parce qu’aujourd’hui, malgré la misère dans certains pays africains, nous gardons la joie de vivre, nous gardons la foi. Cette foi, c’est à travers les religions notamment le christianisme, qu’elle s’exprime. Tous les dimanches, les églises sont pleines, les gens arrivent à pied, en faisant des kilomètres, tout ça parce qu’ils ont la foi. Ils croient qu’ils auront des lendemains meilleurs, que Dieu va faire que leur vie va être meilleure que celle qu’ils mènent aujourd’hui. Je me dis : si on n’avait pas reçu le christianisme, à quoi on allait s’accrocher ?
– Mais il y avait des dieux avant, en Afrique, des divinités qu’on pouvait respecter, adorer et célébrer…
Comme disent les missionnaires dans ce film, ce n’était pas si évident. C’étaient des dieux qui faisaient peur. Même ceux qui pratiquaient l’animisme avaient peur de ces religions. Ils avaient peur de ces pratiques parce qu’il y avait plein de sacrifices à faire. On pouvait même te demander de sacrifier ton frère, de sacrifier un mouton, de te laver avec du sang d’un animal donné. Donc ce n’était pas simple contrairement à l’église où il suffit de se faire beau et puis aller adorer un dieu avec une très belle salle, des lumières, et après on vous donne la communion. C’est assez « classe » comme pratique plutôt que d’aller tuer un animal et mettre du sang sur son corps.
– Voulez-vous dire que les missionnaires ont apporté un côté spectaculaire et englobant aux rites ?
Je pense qu’ils ont apporté leur civilisation. Je ne sais pas si c’est la meilleure mais en pratique c’est plus « fun », c’est moins dramatique. Dans l’animisme, quand on fait des sacrifices, moralement, on peut aussi être mal. Quand on va tuer un âne au milieu de la nuit pour en boire le sang et avoir tel pouvoir, ou demander une guérison, on n’est pas bien après parce qu’on sait par quoi on est passé. La religion chrétienne nous permet aussi de nous aérer l’esprit, de bannir ces pratiques sanglantes.
– Comment expliquer que ce coté « fun » dont vous parlez, soit resté en Afrique et qu’en Occident ce ne soit pas la religion chrétienne qui soit la plus activée aujourd’hui ?
Je pense que dans les 20 prochaines années, l’Afrique ne va pas être aussi active sur le plan de la religion chrétienne. L’Afrique va actuellement très vite en développement. Les gens vont être occupés à leur vie, à comment développer leur quotidien plutôt que d’aller prier Dieu. C’est ce qui se passe en France. C’est l’évolution des choses qui fait que les gens n’ont plus le temps, ils ont commencé aussi à réfléchir sur le christianisme. Ils trouvent qu’il n’y a pas de cohérence entre ce qu’on leur propose et leur vie donc ils préfèrent se replier sur eux-mêmes. Même s’ils ont par moments des croyances, ça peut être des croyances spirituelles mais pas forcément attachées à une religion. Je pense qu’en Afrique, on va en arriver à ça. Quand on était plus jeunes, on était tous les dimanches à l’église, mais quand je retourne au Burkina, je ne connais pas un jeune de mon âge d’alors, qui va à l’église dans mon quartier.
– Mais la foi vers l’Islam ne progresse-t-elle pas en Afrique ?
C’est assez mitigé. Ce sont plutôt les Evangélistes qui progressent mais ça, c’est devenu plutôt du business parce que les gens en Afrique ont trouvé une voie plus facile pour avoir de l’argent en se proclamant pasteur, en créant des églises qui poussent comme des champs de maïs. Dans certains pays comme le Congo, il y a des lois qui sont mises en place pour éradiquer ces églises. Je pense que ce sont des marchands et pas vraiment des hommes religieux. Ce sont des gens qui créent des structures pour se faire des sous.
Mesurer l’engagement des missionnaires
– Pour quelles raisons, d’après vos observations, les missionnaires que vous rencontrez, qui ont accompagné la période des indépendances, sont-ils partis et se sont engagés sur le terrain ?
Si je me réfère à ce qu’ils m’ont dit dans le film, c’est le fait d’apporter la connaissance de Jésus à ces Africains parce qu’ils trouvaient qu’ils avaient la chance de le connaître et que d’autres dans le monde ne le connaissaient pas. Au-delà de ça, je pense aussi que c’étaient des gens qui étaient animés par la volonté de voir ailleurs. C’étaient des aventuriers à la base. On ne quitte pas comme ça sa famille, son pays, sa terre, pour partir vers des endroits inconnus sans savoir quand on fera le grand retour, tout en sachant qu’il y avait des maladies, des possibilités qu’on ne revienne pas, qu’on en meure, qu’il y avait le racisme des Africains. Il y a aussi dans le temps, en France, le fait que les familles faisaient beaucoup d’enfants. Si une famille avait sept enfants, parmi eux, il y avait un médecin, un destiné à être prêtre… C’était comme une tradition. Certains se sont retrouvés là et je ne pense même pas qu’ils aient la foi. C’était une répartition dans la famille et ils se sont retrouvés à faire le séminaire, à partir à Alger pour se former, en Tunisie, puis après ils sont devenus missionnaires.
– Aujourd’hui, quand vous rencontrez ces prêtres dans leur maison de retraite, quelle empreinte semble avoir eu l’Afrique sur leur vie et leur mode de vie ?
Pour moi, ce sont des compatriotes quand je les rencontre… Je n’ai pas l’impression de parler à des Français, des Blancs. C’est comme si je parlais à un gars de mon quartier. Ils connaissent mieux mon pays que moi et ils parlent ma langue, connaissent ma région, l’histoire du Burkina. Je pense que l’Afrique vit en eux. En France, ils sont comme des étrangers dans leur propre pays. Ils sont là mais leur âme est restée en Afrique.
– C’est pour ça qu’ils ont accepté de parler facilement avec vous de cette expérience qui est derrière eux aujourd’hui ?
C’est comme s’ils attendaient ce film… C’est la dernière génération. Ils sont au soir de leur vie. Je me rends compte qu’ils n’ont jamais été filmés. Rien n’existe sur ces derniers missionnaires Pères Blancs qui sont en train de partir. Quand je suis arrivée avec ma caméra, certes la direction s’est opposée aux premières heures du projet, mais les pensionnaires étaient très motivés. Chacun voulait raconter son histoire à tel point même que c’était tendu car je ne pouvais pas filmer tout le monde. Chacun voulait me recevoir dans sa chambre, me montrer des archives, ce qu’il avait pu faire en Afrique… C’était important pour eux de parler, et pour moi c’était important qu’ils donnent leur point de vue sur leur rôle dans l’histoire de la colonisation. Si on laisse cette dernière génération partir, comment pourrait-on après, avoir des informations réelles sur ce qui s’est vraiment passé et comment eux-mêmes pensent la situation ? Quand on rencontre des Africains et qu’on leur parle de missionnaire, il y a toujours cette phrase qui revient : « Ah les missionnaires, c’est ceux qui nous ont appris à prier les yeux fermés pour que les colons viennent nous exploiter ». Mais eux, que disent-ils de ça ? Qu’ont-ils à répondre aux Africains qui pensent comme ça ? Ce film était aussi pour eux, une occasion de pouvoir s’exprimer sur la question.
Se questionner pour produire un débat
– Pourquoi faites-vous du film, une démarche personnelle avec votre voix off, comme une lettre ouverte que vous adresseriez à Dieu ?
Cette histoire, c‘est ma rencontre avec cette maison de retraite, ma rencontre avec Père De Gaulle que j’ai connu à Koudougou, qui m’a vue grandir et que je retrouve au soir de sa vie. Cette histoire est intime et beaucoup d’Africains vont se retrouver à travers ma démarche parce que je sais que beaucoup comme moi, aujourd’hui, se posent les mêmes questions.
– Le fait d’avoir fait ce film vous a-t-il apporté des réponses ?
J’espère qu’à la sortie du film, j’aurais des réponses. En faisant ce film, j’espérais me positionner par rapport à ma foi aujourd’hui, où j’en suis avec elle. Mais quand j’ai rangé ma caméra, je me suis rendue compte que je suis plus perdue qu’au départ. Le fait d’avoir rencontré ces protagonistes, ces hommes qui ont apporté le christianisme dans mon pays, ça m’a plus troublée qu’autre chose. Donc aujourd’hui, je ne sais pas si je peux affirmer que j’ai la foi. Je suis chrétienne, c’est ma religion, mais je ne sais pas. En même temps, quand je me réveille le matin, je me surprends encore à faire un signe de croix. Même à la fin du tournage, j’ai sollicité ma mère pour demander une messe d’action de grâce à l’église de Ouagadougou, pour dire merci au seigneur de l’avoir permis. J’espère que tous les débats que va amener le film vont m’aider à me situer.
– Comment avez-vous pu financer Le Cimetière des éléphants ?
Ca n’a pas été évident parce que beaucoup de partenaires financiers pensaient que j’allais faire un film sur la religion, un film religieux, et surtout un film ennuyeux avec des vieux prêtres dans une maison de retraite. Ca n’intéressait personne.
– Si vous le présentez comme ça, cela ne paraît pas très attrayant…
Moi, je ne le voyais pas comme ça parce que je trouvais ces missionnaires attachants. Toutes ces anecdotes qu’ils racontaient, je les trouvais attachantes. Quand je les écoutais, je voyais un décor de cinéma. Je les voyais évoluer dans cette brousse avec les mobylettes, de case en case, baptiser des enfants, manger à même le sol, dormir au clair de lune. Donc c’était un film qui se dessinait devant moi. Mais pour les partenaires financiers… Ils trouvaient le sujet original mais ils avaient peur de la manière dont j’allais le rendre. Au fur et à mesure, j’ai adapté l’écriture, et à partir de là, j’ai commencé à avoir les premières subventions. Aujourd’hui, c’est une satisfaction parce pour un documentaire, on a pu avoir le nécessaire pour arriver au bout du projet. Ce qui m’a fait beaucoup plaisir, c’est que pour une fois, j’ai été soutenue par le Ministère de la Culture de mon pays. Ca prouve qu’ils ont pris conscience qu’il ne faut pas toujours compter sur l’Occident pour raconter nos histoires. Il est important que nos responsables, nos chefs d’États, le gouvernement, participent à la mémorisation de notre histoire.
– D’ailleurs il est vrai que vous abordez une page d’histoire de l’indépendance de la Haute-Volta avec le film puisqu’on y voit le premier président et que vous dites qu’il sort du petit séminaire…
Oui, il a été formé par les missionnaires. Ce sont les élites formées par les missionnaires qui ont été en mesure de mettre en route le Burkina Faso. Quoi qu’on dise, les missionnaires ont apporté beaucoup en Afrique. Comme ils le disent, tout n’a pas été parfait mais les choses avancent, et avancent dans le bon sens.
– A part le gouvernement du Burkina qui a aidé le film, quels ont été les autres partenaires qui ont permis de le financer ?
C’est beaucoup du côté de la France que c’est venu. On a eu deux régions : la Nouvelle-Aquitaine et la Charente-Maritime. On a eu le PROCIREP, ANGOA, l’Organisation Internationale de la Francophonie qu’il était important pour moi d’avoir… Mais il y a eu aussi la Côte d’Ivoire. C’est rare de voir deux pays africains faire la coproduction Sud-Sud. Ça m’a beaucoup touchée que ce pays participe au projet.
– D’où viennent les fonds en Côte d’Ivoire ?
C’est le Ministère de la Culture qui a subventionné le projet.
– Comment l’avez vous convaincu de s’inscrire dans la production ?
J’ai rencontré le ministre lors d’un voyage, j’ai présenté le projet et il l’a trouvé intéressant et original. Lui qui est un homme de culture, m’a dit que c’était la première fois qu’il voyait un projet qui parle de ce christianisme qui nous a été importé d’Occident. Il trouvait que c’est important pour l’Afrique que ce film soit fait… Il n’a pas hésité à marquer son accord pour la subvention.
– A-t-il fallu un budget conséquent pour réaliser ce documentaire ?
On a fait avec les moyens du bord parce que c’est un film qui a quand même été tourné en France et au Burkina Faso. On y a tourné dans trois régions : Ouagadougou, Koudougou et Bobo-Dioulasso où on va à la rencontre de la relève missionnaire. En France, on a tourné en région parisienne et à Pau. Ca a occasionné beaucoup de voyages, de préparation. Le budget aurait pu être mieux mais avec ce qu’on a encaissé, on a pu faire le film.
– Mais avez-vous dû payer les images d’archives ?
Ca a été des négociations sinon on ne les aurait pas eues. Les images de l’indépendance du Burkina Faso, c’est la Télévision Nationale qui nous les a remis gratuitement. J’ai eu aussi beaucoup d’images par la Direction des missionnaires à Rome et des images personnelles des missionnaires.
– Ils ont conservé beaucoup de documents ?
Oui, ils ont conservé des documents mais ils ne vont pas les remettre comme ça. Certains, je pense, sont compromettants… J’ai eu quelques photos, une vidéo qui retrace l’histoire du cardinal Lavigerie qui est le fondateur des missionnaires.
– Aviez-vous prévu dès le départ, de mettre des images d’archives avec les confidences des missionnaires ?
Oui, à l’écriture j’avais prévu ça mais au fur et à mesure du montage, j’ai eu d’autres idées comme celle d’intégrer l’archive de l’indépendance du Burkina Faso.
– Le montage a-t-il pris du temps ?
Ca a été très long parce que la narration n’a pas été évidente, de trouver le bon ton… A la fois, je voulais faire un film intime, et à la fois un film universel qui parlerait aux Africains et aussi à l’Occident. Ce n’était pas évident de trouver le bon équilibre.
– Qu’est-ce qui vous a aidé à trouver cette balance entre les deux cultures ?
Le fait de travailler avec une équipe française m’a permis de repositionner mon point de vue parce que parfois, j’étais engagée avec le regard d’une Africaine. Le fait d’avoir un monteur occidental avec sa vision des choses était utile. Parfois c’était tendu comme si c’était son film, il fallait que je me batte pour garder certaines scènes. Mais ça me faisait en même temps plaisir, ça prouve qu’il tenait aussi au bon fonctionnement du film, à ce que le film allait raconter.
Cultiver un regard de femme
– Est-ce que ça a facilité les choses dans votre approche des missionnaires et du sujet que vous soyez une femme réalisatrice ?
Je pense que oui. Il y a un côté je ne dirais pas de séduction mais un peu dans ce sens. Etre femme en face de ces missionnaires, de ces prêtres qui ont été privés de femme tout au long de leur vie, alors qu’aujourd’hui ils se retrouvent avec une grande Noire qui débarque dans leur maison de retraite, je crois que ça leur faisait plaisir. Ils me disaient : « Tu nous apportes de la lumière ». On parlait dans les langues africaines, ils étaient tout contents. Certains oubliaient même de participer à des soins, ils discutaient avec moi et l’infirmier était obligé de venir. Ils oubliaient qu’ils étaient malades en fait. Ma venue dans cette maison, c’était comme une sorte de thérapie. Ca leur faisait du bien physiquement, moralement. Pouvoir parler, remonter dans leurs souvenirs, c’était bien.
– Comment avez-vous choisi ceux qui apparaissent dans le film ?
Je voulais faire un film avec des gens lucides. Ils sont très âgés, le plus jeune a 85 ans. Le choix est parti sur les plus valides, ceux qui ont encore la capacité de relater une histoire cohérente.
– Pensez-vous qu’ils ont acquis une distance morale pour évaluer leur situation, ce qu’ils ont fait quand ils étaient en Afrique, aujourd’hui qu’ils sont là, dans une maison de retraite où le temps est suspendu ?
Quand on regarde le film, on se rend compte de la distance qu’ils prennent sur la mission même qu’ils ont eue à mener en Afrique. Les entretiens avec eux les conduisent parfois à sortir des anecdotes et à se repositionner vraiment sur un plan où ils se remettent en question. On voit par exemple Père De Gaulle dans le film qui dit : « On aurait pu faire mieux. Tout n’a pas été parfait. » Il ne rentre pas dans les détails mais cette phrase a tout un sens.
– Pensez-vous distribuer Le Cimetière des éléphants en salle ?
Pour l’instant je n’ai pas de distributeur. Mais j’espère qu’il sera vu car je pense que ce film porte un message très fort et nous révèle aussi des choses. En le faisant, j’ai appris quelque chose d’étonnant que j’ignorais et que j’aurais pu même ne pas savoir toute ma vie. C’est important que ce film soit vu pour que des gens en France ou en Afrique, comprennent l’histoire que nous avons en commun, quelle est la part de responsabilité de tout un chacun dans ce qu’on appelle aujourd’hui, le drame de la colonisation.
– Pensez-vous déjà à un autre sujet ?
Comme tout réalisateur j’ai plusieurs projets et j’aimerais faire un documentaire assez joyeux, dans le sens d’un film assez léger mais qui pose beaucoup de questions. Le titre sera : Les Hommes de ma vie. Je voudrais faire le portrait de trois femmes africaines à la recherche de l’amour en France. Je me suis rendue compte que beaucoup de femmes africaines vivent seules en France. Avec des enfants ou sans enfants, refaire sa vie est un parcours de combattant. Ce sera mon prochain film, une histoire simple mais touchante. Mes deux derniers films sont assez engagés sur des propos, la réflexion. Les Hommes de ma vie apporterait un peu de légèreté dans ma biographie.
– Mais comme vous le dites, la situation de ces femmes est grave…
Oui mais au bout, on voit que ce sont des femmes qui triomphent malgré tout. Comme si on n’a pas forcement besoin d’un homme dans sa vie pour briller. Ce sont des femmes qu’on va voir fragilisées mais à la fin du film, elles ressortent victorieuses.
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[1] La première publique du film Le Cimetière des éléphants, a lieu vendredi 11 janvier 2019 à Paris, au cinéma L’Archipel, 17 Boulevard de Strasbourg (10ème) à 19h, en présence d’officiels et de certains protagonistes du film. La projection est suivie d’un échange et d’un cocktail.
[2] La 26ème édition du FESPACO qui se déroule du 23 février au 2 mars 2019 à Ouagadougou, fête le cinquantenaire de cette manifestation panafricaine. Organisé en biennale, dont le Délégué Général est cette année encore, Ardiouma Soma, le FESPACO présente des compétitions longs et courts métrages, documentaires et séries télé ainsi que des sections thématiques. Il est doublé d’un marché audiovisuel, le MICA. Le Cinquantenaire est l’occasion de revoir des films primés et de restaurer ceux de la première Semaine du cinéma, en 1969. Le thème du colloque traditionnel est : « Confronter notre mémoire et forger l’avenir d’un cinéma panafricain dans son essence, son économie et sa diversité ».
par Michel AMARGER