Entretien de Patricia Caillé avec Mahmoud Ben Mahmoud
Mahmoud Ben Mahmoud est l’auteur de cinq longs-métrages de fiction Traversées (1982) projeté au Festival de Venise, Chichkhan, poussières de diamant (1992, co-réalisé avec Fadhel Jaïbi) sélectionné à la Quinzaine du festival de Cannes, Siestes Grenadine (1999), Le Professeur (2012), Fatwa (2018) qui a reçu le Tanit d’Or aux Journées cinématographiques de Carthage en 2018. Il a également réalisé de nombreux documentaires, Italiani dell’altra riva (1992), Anastasia de Bizerte (1996), Albert Samama-Chikli (1996), Ennejma Ezzahra (1998), Les mille et une voix (2001), Fadhel Jaibi, un Théâtre en liberté (2003) Les Beys de Tunis, une monarchie dans la tourmente (2006), Mélodie de l’exil (2014, co-réalisé avec Mustapha Hasnaoui). Le réalisateur revient ici sur son rapport au cinéma très jeune, sa formation à l’INSAS, la présence d’André Delvaux, la réalisation de son premier film Traversées (1982) ancré dans un récit autobiographique. Il évoque son activité de réalisateur au quotidien, la conception qu’il a de la réalisation, l’importance cruciale qu’il accorde à l’écriture du scénario, une phase longue du développement d’un film. Ce faisant il revient aussi sur sa formation plus tardive au scénario, remettant en question l’esprit et certains des préceptes de la Nouvelle vague qu’il avait initialement épousés. Enfin, il évoque la façon dont il envisage la création collective au cinéma, la préparation d’un film avec l’acteur, les techniciens et s’arrête sur la relation privilégiée qu’il avait tissée avec le chef opérateur, Gilberto Azevedo (1935-2002).
Mahmoud Ben Mahmoud est l’auteur de cinq longs-métrages de fiction Traversées (1982) projeté au Festival de Venise, Chichkhan, poussières de diamant (1992, co-réalisé avec Fadhel Jaïbi) sélectionné à la Quinzaine du festival de Cannes, Siestes Grenadine (1999), Le Professeur (2012), Fatwa (2018) qui a reçu le Tanit d’Or aux Journées cinématographiques de Carthage en 2018. Il a également réalisé de nombreux documentaires, Italiani dell’altra riva (1992), Anastasia de Bizerte (1996), Albert Samama-Chikli (1996), Ennejma Ezzahra (1998), Les mille et une voix (2001), Fadhel Jaibi, un Théâtre en liberté (2003) Les Beys de Tunis, une monarchie dans la tourmente (2006), Mélodie de l’exil (2014, co-réalisé avec Mustapha Hasnaoui). Le réalisateur revient ici sur son rapport au cinéma très jeune, sa formation à l’INSAS, la présence d’André Delvaux, la réalisation de son premier film Traversées (1982) ancré dans un récit autobiographique. Il évoque son activité de réalisateur au quotidien, la conception qu’il a de la réalisation, l’importance cruciale qu’il accorde à l’écriture du scénario, une phase longue du développement d’un film. Ce faisant il revient aussi sur sa formation plus tardive au scénario, remettant en question l’esprit et certains des préceptes de la Nouvelle vague qu’il avait initialement épousés. Enfin, il évoque la façon dont il envisage la création collective au cinéma, la préparation d’un film avec l’acteur, les techniciens et s’arrête sur la relation privilégiée qu’il avait tissée avec le chef opérateur, Gilberto Azevedo (1935-2002).
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux films et/ou au cinéma ? Pouvez-vous décrire les moments particuliers qui vous ont marqué ?
Ça remonte à l’enfance. J’avais autour de moi des parents cinéphiles et j’ai pu fréquenter les salles de cinéma très tôt. C’était d’ailleurs assez paradoxal parce que la famille de ma mère qui est une famille francophone moderne n’était pas très artiste, tandis que mon père qui était un homme de religion a amené les arts dans la famille, surtout le théâtre et la musique. C’est donc le côté plutôt conservateur de la famille, mon père en l’occurrence, qui m’a initié très tôt essentiellement au théâtre parce qu’il le fréquentait beaucoup. Il avait lui-même une activité théâtrale de répétiteur, parce qu’il avait une grande maîtrise de la langue arabe. Parallèlement à ça, il m’a sensibilisé au cinéma même s’il le fréquentait moins que le théâtre. C’est donc venu très tôt, depuis la préadolescence, si bien que quand j’ai voulu aller faire des études de cinéma à l’étranger, je n’ai trouvé que des encouragements auprès de mes parents.
Est-ce que vous vous rappelez des films que vous avez vus, et des salles dans lesquelles vous les avez vus ?
A l’Ariana, le village où on habitait à 6 km de Tunis, il y avait une salle qu’on appelait le cinéma Haddad et qui, en été, projetait les films en plein air. Je crois que c’est là que j’ai vu mon premier film qui était Rabha, de l’égyptien Yanari Mustapha, un film très populaire que les gens ont vu des dizaines de fois. Il y avait aussi à la même époque Mangala, fille des Indes (Mehboob Khan, 1952). J’ai une cousine qui l’avait vu 24 fois, c’était un record à l’époque… Il y avait même des gens qui avaient appris par cœur les chansons en Hindi dont ils ne comprenaient pas les paroles. Avec Samson et Dalila de Cécile B DeMille (1949), ce sont mes plus vieux souvenirs de films et qui remontent aux années 50. Dans la foulée, un autre film qui s’appelle Mother India (Mehboob Khan, 1957) m’a aussi beaucoup marqué. Ce film a eu un succès fulgurant, comme tous les mélodrames à l’eau de rose et les films musicaux. A part les succès égyptiens parlés en arabe, tous ces films nous étaient présentés en version française.
En plus du goût pour le cinéma, ma mère qui était francophone m’a transmis l’amour de la culture française, notamment sa passion pour La Fontaine dont elle connaissait des fables par cœur. La morale de ces fables lui servait de guide dans la vie, et surtout dans l’éducation de ses enfants. J’ajoute que c’est sur son initiative que j’ai été inscrit au collège des Pères blancs pour y poursuivre mes études secondaires. C’est là que j’ai rencontré le père Anton Metrop , un ancien comédien qui avait travaillé dans les années 40 avec Lawrence Olivier, et qui m’a fait découvrir et jouer Shakespeare dans le cadre du théâtre scolaire.
Quelles sont les autres passions / intérêts que vous aviez ? Comment les avez-vous développés ? Vous disiez que votre père vous a initié très tôt au théâtre ?
Comme tous les jeunes, c’était le football, un peu la natation, la pêche. On passait les vacances d’été à la Goulette, il y avait là un club de waterpolo où j’ai appris la natation. Mes parents m’ont transmis aussi le goût de la lecture. Je me rappelle d’un rituel qui a duré toute mon adolescence. Tous les samedis, mon père me donnait un dinar, l’équivalent de 30 cts aujourd’hui, pour aller voir un film, acheter un livre de poche et boire un « lait de poule ». J’ai le souvenir d’avoir laissé 600 livres de poche à mes sœurs quand j’ai quitté la Tunisie. Je suis un peu le produit de cette double activité de lecteur et de spectateur quand je suis arrivé en Belgique.
Quel a été votre parcours scolaire ?
J’ai fait une école primaire qu’on appelait à l’époque franco-arabe parce qu’elle avait été fondée sous la colonisation. À l’époque, le baccalauréat était en deux parties, j’ai eu la première partie chez les Pères blancs, et puis je suis retourné dans une école de l’État pour passer la deuxième partie, dans la section lettres modernes, avant de m’inscrire à l’université. Comme j’ai eu mon bac en septembre, il était trop tard pour partir étudier à l’étranger, j’ai donc dû me rabattre sur une inscription à la faculté des lettres de Tunis, où j’ai suivi pendant trois mois des cours d’histoire et d’archéologie. Suite à des mouvements de contestation, l’université a été fermée pendant quelques semaines et mon père qui a eu peur pour ma sécurité m’a demandé de ne plus y retourner et de faire des démarches pour m’inscrire à l’étranger. C’était l’année 1967. Au bout de quelques mois, j’ai eu la réponse de l’école de Bruxelles, ce qui m’a permis d’obtenir une bourse et depuis j’ai fait ma vie dans cette ville. Après l’INSAS, je me suis inscrit à l’université de Bruxelles pour reprendre des études d’histoire de l’art et d’archéologie, doublé d’études de journalisme. Bien que diplômé dans ces deux disciplines, je ne les ai jamais pratiquées professionnellement.
Dès que j’ai pu faire mon premier film, Traversées, j’ai poursuivi dans le cinéma sans plus jamais le quitter. Mais l’université a beaucoup aidé à ma formation et à ma culture générale, surtout l’histoire de l’art à laquelle j’avais déjà touché et pris goût au collège. Nos professeurs qui étaient pour la plupart des Français ou des Européens, nous avaient transmis le goût de l’art ancien, la Renaissance, le Baroque, et même les arts de l’Antiquité dont il existe des traces importantes en Tunisie. Il était donc naturel que j’approfondisse ce domaine en poursuivant des études supérieures ici à Bruxelles pendant quatre ans.
À quel moment pensez-vous être « entré » en cinéma ?
Quand j’ai quitté l’école, c’était la grande incertitude. À l’époque, faire des études de cinéma c’était une chose, mais faire carrière ou ne fût-ce qu’un film professionnel, convaincre des producteurs, trouver des financements, c’était très compliqué. A l’INSAS, on avait devant nous un exemple presque traumatisant, celui d’André Delvaux, notre professeur et un peu notre mentor, qui a fait son premier long-métrage à 43 ans, donc on voyait à travers lui la difficulté qu’il y avait à s’imposer dans ce domaine. Je n’ai jamais fait de courts-métrages avant mon premier long Traversées, mes films d’école étaient ma seule carte de visite, ce qui était un handicap. Normalement, quand on arrive sur le marché, on présente soit des courts-métrages, soit un parcours dans l’assistanat. Et je n’avais ni l’un ni l’autre, à part cette histoire autobiographique qui a donné Traversées. C’est la raison pour laquelle j’ai eu beaucoup de mal à faire ce film, une épreuve incroyable sur le plan humain comme sur le plan psychologique. Ma première véritable expérience a été un long métrage.
Vous dites que Traversées est une histoire autobiographique ? À quel moment de votre parcours est-elle liée ?
Je tentais de faire un doctorat en histoire de l’art dont le thème était le peintre William Turner, une entreprise qui n’est jamais allée jusqu’au bout. Je fréquentais alors beaucoup l’Angleterre pour approfondir mes connaissances de ce peintre et réunir de la documentation, et je prenais prétexte de ma thèse pour aller régulièrement là-bas, au minimum pour y passer les fêtes de fin d’année. Une fois, je ne sais plus, en 1978 ou 79, on m’a empêché d’entrer au prétexte que mes papiers en Belgique arrivaient à expiration le 31 décembre. Et je me suis retrouvé refoulé sur le bateau en compagnie d’un ressortissant d’Europe de l’Est. Celui-ci avait fui la Yougoslavie et était arrivé là sans papiers, ni ressources. Nous avons passé le réveillon parmi les membres de l’équipage, et le lendemain, on est reparti vers la Belgique où j’ai pu débarquer tandis que lui était resté bloqué au poste frontière. Une question s’est alors posée à moi pendant le voyage retour à Bruxelles : et si on m’avait empêché moi aussi de débarquer ? Et si on était restés coincés tous les deux sur le bateau, ne pouvant débarquer ni en Angleterre ni en Belgique ? L’idée du film est née à ce moment-là. Très vite, j’ai commencé à transcrire les dialogues des interrogatoires que j’ai subis aux frontières de Douvres puis d’Ostende, et des bribes de l’interrogatoire que ce Yougoslave avait subi et dont j’ai été témoin. J’ai vu tout de suite qu’il y avait là matière à fiction. A partir de là, Il m’a fallu attendre trois ou quatre ans pour tourner le film parce que j’étais parti sans aucun atout au départ sinon l’originalité du scénario, c’est vraiment grâce à ça que j’ai pu capter et entretenir l’attention des producteurs, et impliquer la Tunisie, ce qui était une grande première et une dernière. La Tunisie n’avait jamais produit un film tourné en anglais et en plus à l’étranger, et c’est même grâce aux Tunisiens que j’ai pu aller au bout. Les aides que j’avais en Europe ne suffisaient pas à couvrir les dépenses d’un tournage ayant lieu sur un bateau et en pleine mer. C’était très ambitieux pour un premier long-métrage.
Quelles sont les activités qui rythment votre quotidien de réalisateur ?
Mon activité de réalisateur inclut le scénario. J’ai enseigné le scénario à l’Université de Bruxelles pendant 22 ans. Là je suis en retraite mais l’enseignement était mon activité principale durant toute cette période. Il fallait préparer les ateliers, suivre les travaux de mémoires (des scénarii de long métrage), rencontrer les étudiants, participer à des colloques pour m’entretenir et découvrir de nouvelles choses. Chaque fois qu’un grand scénariste ou théoricien du scénario, en général américain, venait donner une conférence ou un séminaire, à Paris, à Rome ou ici à Bruxelles, j’essayais de me tenir au courant, parfois d’y assister. Parallèlement, j’avais toujours un projet de film en cours, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’un documentaire. Depuis que j’ai cessé d’enseigner, j’ai continué à me tenir au courant mais de loin et pas de manière aussi intensive ni aussi impliquée.
Actuellement, je m’occupe exclusivement de l’écriture (ou de la réécriture) de mes films, et bien sûr quand il y a un film sur les écrans, là c’est une obligation professionnelle dont je dois m’acquitter, comme accompagner le film dans les festivals, rencontrer la presse, superviser la sortie commerciale, faire des débats. Il y a un service après-vente qui peut s’étaler sur plusieurs années, et que je prends en charge plus que mon producteur tunisien qui me délègue volontiers une partie de ses prérogatives car c’est plus facile au départ de Bruxelles. J’ai même dû superviser le doublage en français et en anglais de Fatwa, mon dernier film, une activité dont le réalisateur ne se mêle jamais. Et d’ailleurs au studio, c’est la première fois que les acteurs ont vu arriver un réalisateur. J’ai tenu à être présent pour contrôler l’adaptation et éviter des erreurs de sens. Il arrive aussi régulièrement qu’un de mes anciens films soit remis un peu dans l’actualité. Par exemple, Traversées qui a été présenté à la cinémathèque royale il y a quelques semaines, et qui sera rediffusé dans une dizaine de jours dans une salle à Bruxelles. Je suis d’ailleurs actuellement la restauration et la numérisation de ce film par les soins de la cinémathèque royale de Belgique. Il y a aussi le film que j’ai fait sur le soufisme, Les mille et une voix. La musique de l’Islam (2001), dont le sujet a un écho bien au-delà du monde arabo-musulman. Ce film est toujours très demandé et je continue à l’accompagner car il a une durée de vie plus longue que prévu.
Quels sont les postes que vous avez occupés ou occupez encore dans le cinéma et pour lesquels vous êtes crédité ?
J’ai fait une adaptation d’un roman de Tahar Djaout qui s’intitulait, Les Vigiles, qui a été réalisé par Kamal Dehane sous le titre Les Suspects, dans une coproduction belgo-algérienne. J’avais rencontré Tahar Djaout quelques mois avant qu’il soit éliminé par les Islamistes radicaux. Il s’agit du seul travail de ce type qui soit arrivé à terme. Auparavant, j’avais écrit avec Assia Djebar une autre adaptation de l’autobiographie de Fadhma Amrouche, la mère de la cantatrice berbère[1]. Frédéric Mitterrand nous avait beaucoup encouragés, c’est grâce à lui que le projet a été mené presque à terme en matière d’écriture et de production. Malheureusement, à cause d’un différend entre Assia Djebar et l’ayant-droits, le film n’a jamais abouti. J’ai aussi écrit un scénario pour ce qui devait être le premier film saoudien. Mais le projet a tourné court parce que le réalisateur n’était pas vraiment formé pour ce travail. Jusque-là, il produisait des films commerciaux en Égypte et n’a pas réussi à convaincre les producteurs internationaux. Ce sont les trois expériences de collaboration avec des tiers auxquelles j’ai participé, il y a un peu plus de 20 ans.
D’autres expériences beaucoup plus anciennes sont à mettre sur le compte de mon apprentissage. Il faut savoir que quand j’ai fait l’école de cinéma, il n’y avait pas de formation au scénario. Il a fallu que je retourne à l’école dans les années 80 lorsque des professeurs de scénario, Frank Daniel, Robert Mc Kee et d’autres, ont commencé à venir des États-Unis pour nous initier aux règles de l’écriture et nous faire redécouvrir sous l’angle du scénario. Et d’ailleurs tout l’essor du cinéma belge des années nonante est le produit de cette formation que les Belges qui fréquentaient les écoles de cinéma classiques n’avaient jamais reçue auparavant. Au tout début de ma carrière, j’ai participé à l’un ou l’autre film comme collaborateur à l’écriture. Que ce soit Kafr Kasem (1974) de Borhane Alaouié ou Le fils d’Amr est mort (1975) de Jean-Jacques Andrien. Dans chacun de ces films, je suis intervenu de façon informelle. J’étais une sorte de consultant, je suggérais quelques idées, je cherchais de la documentation, ce n’était pas plus que ça.
Parmi toutes ces activités en cinéma et AV, quelle est celle que vous préférez ?
Je me suis vraiment beaucoup passionné pour l’écriture. C’est là que j’ai le sentiment d’avoir le plus progressé, et de continuer à relever des défis. J’ai pris conscience ces dernières années combien mes premiers films avaient souffert d’un manque de maîtrise du scénario. Quand j’étais à l’INSAS, j’appartenais à une génération qui était fortement marquée par la Nouvelle vague, on ne parlait jamais d’écriture, mais que de mise-en-scène. Le maître à penser, la référence suprême, c’était Jean-Luc Godard, et on nous racontait qu’à l’avance sur recettes il déposait un texte d’une page qui n’était ni un scénario, ni un synopsis, juste une idée formulée de manière assez abstraite, à la Godard. C’était peut-être une légende mais nous, on y voyait la marque de son génie. Les films construits selon le schéma aristotélicien nous étaient souvent présentés comme des films de faiseurs, sans les fulgurances ni les apports novateurs qu la Nouvelle vague nous donnait à voir, surtout dans le cinéma de Godard. Je n’ai d’ailleurs jamais oublié les attaques de Godard contre le cinéma d’Henri Verneuil ou de Jean Delannoy décrits comme les « pires » qu’on pouvait faire. L’écriture, le scénario étaient donc les grands absents de ma formation de base, et même de nos préoccupations de cinéastes. On ne voyait les films, on ne les rêvait qu’en termes de mouvements de caméra, d’espaces, de plans, de profondeur de champ, etc. Et j’ai fait d’ailleurs Traversées avec cet état d’esprit bien que ce film contînt une intrigue très travaillée avec un enjeu, un suspense et une progression dramatique. Mais au final, le film n’a valu que pour ses sorties de route, il est allé à Venise grâce à cela. Il a été distribué et primé un peu partout grâce à une forme d’irresponsabilité (au sens positif du terme) propre aux premiers films et qui a présidé à son écriture. Cette prise de risque était dans le discours, le film revisitant le thème de l’émigration, mais surtout d’ordre esthétique. À l’époque, j’étais très influencé par la peinture et j’ai fait en sorte que la lumière y fasse référence, notamment à Caravage, De Latour et Turner.
Sur quel tournage pensez-vous avoir compris, « appris » ou ressenti ce qu’était la réalisation ?
L’un de mes professeurs, Paul Nuyttens, était l’assistant de Michel Audiard, d’Edouard Molinaro et de Georges Lautner. Et c’est lui qui m’a familiarisé avec la pratique de la réalisation, puisque j’ai pu faire l’un ou l’autre stage avec lui, une première expérience grandeur nature où j’ai vu travailler des professionnels, des techniciens chevronnés, des acteurs, parfois des acteurs connus. Pourtant, en dépit de la formation que j’ai reçue, des stages que j’ai suivis, je me considère davantage comme un autodidacte en matière de réalisation. C’est sur mes propres films que je me suis constitué mon propre style et que j’ai appris le plus des professionnels qui m’entouraient. Il a fallu que je mette les mains dans le cambouis, pour parvenir à me situer et me créer une identité de cinéaste.
Comment et pourquoi en êtes-vous venu à la réalisation ?
A l’époque, et à moins de viser dès le départ une carrière de technicien, seule la réalisation pouvait nous intéresser car, comme je vous l’ai dit, l’écriture, comme branche du cinéma, n’existait pas. Même quand on regardait les films avec nos professeurs et qu’on les analysait, on s’arrêtait très peu sur le rôle du scénariste. Si j’avais eu le choix entre la réalisation ou l’écriture, j’aurais peut-être choisi dans l’écriture (quitte à bifurquer plus tard vers la réalisation). Il faut dire aussi que c’était une époque où les ego étaient assez exacerbés, et je crois que la Nouvelle vague n’était pas étrangère à cela. Et c’est forcément dans la réalisation que notre narcissisme s’exprimait le mieux. La preuve est que dans Traversées, dont je signe le scénario et la mise-en-scène, l’histoire est autobiographique. J’ai vécu cette histoire et je l’ai écrite, même si j’ai associé d’autres personnes à l’aventure du scénario. C’était mon vécu, ma mémoire des événements, des lieux, et des décors pour avoir voyagé souvent en Angleterre. Et dès lors que ce film a été fait et reconnu, j’ai gagné la reconnaissance en tant que réalisateur. Il n’était plus question de faire autre chose même si, comme je vous l’ai dit, j’ai découvert plus tard le plaisir et l’importance du scénario.
Parmi toutes ces activités, quelle est ou quelles sont les plus rémunératrices ? Et de quoi vivez-vous ? J’ai cru comprendre que vous viviez principalement des revenus de l’enseignement ?
J’ai une petite retraite de l’université où j’ai travaillé comme assistant. Je n’avais pas le titre de professeur qui aurait pu me donner droit à une meilleure retraite, car pour cela il aurait fallu que j’aie un doctorat. Je n’ai pas non plus bien gagné ma vie avec le cinéma. Tous les films que j’ai faits, ça a été une vraie galère, parfois je n’ai pas été payé du tout. Ce fut un parcours en dents de scie, assez compliqué : je n’ai pas fait preuve de beaucoup d’exigence en la matière, parce que je voulais absolument faire mes films. Et comme il s’agit de films d’auteur, non commerciaux, à cheval entre deux cultures, souvent tourné dans une langue minoritaire, (parce que je ne fais pas non plus de cinéma dit « de l’immigration » qui obéit aux normes françaises ou européennes, ce qui m’aurait permis de m’insérer plus facilement dans le marché), j’en ai payé le prix d’une certaine manière. Je suis malgré tout allé au bout de moi-même en continuant à faire les films que j’aime, en conscience et sans concession aucune. Et pourtant les sollicitations étaient là pour m’amener à faire un cinéma plus lucratif. Je pense notamment à cette proposition du producteur Tarak Ben Ammar d’adapter un roman intitulé « Le Grand vizir de la nuit » de Catherine Hermany-Veille et qui venait de recevoir le prix Medicis. Aujourd’hui, j’en ai quelques regrets.
Mais alors de quoi vivez-vous ?
De ma petite retraite et de mes droits d’auteur, notamment ceux générés par le film sur le soufisme (Les mille et une voix. La musique de l’Islam, 2001) que beaucoup de chaînes de télévision ont diffusé. C’est un film qui a rapporté pas mal en droits d’auteur. Il y a aussi les salaires de mes derniers films, docu ou fictions, et les prix gagnés dans les festivals. A titre d’exemple, Fatwa a été primé 29 fois.
Vous vous adonnez à la fiction comme au documentaire, quelle différence faites-vous entre les deux du point de vue de la réalisation ?
Je suis un autodidacte du documentaire, car je n’ai pas reçu de formation. J’y suis venu par nécessité, presque dans l’urgence, pour enregistrer des témoignages et sauver de l’oubli et de l’amnésie la mémoire de communautés qui ont fait la Tunisie. Après j’ai continué à construire des projets un peu plus élaborés. J’ai toujours abordé le documentaire avec l’état d’esprit de la fiction, en cherchant à organiser une dramaturgie. Le background de la fiction a fortement influencé ma façon de faire. Inversement, le documentaire a modifié ma façon d’aborder la fiction que je cherche à ancrer davantage dans le réel.
Quels ont été pour vous dans la réalisation, les moments précis les plus intenses et aussi les plus difficiles ?
Ce que j’aime le plus, c’est le travail avec les acteurs. La vérité du film se joue selon moi au moment où les acteurs commencent à prendre en charge les personnages ou les situations, ce sont les acteurs qui valident ou ne valident pas une dramaturgie. Et pour moi, c’est un moment très excitant, le test qu’il faut passer chaque fois pour presque légitimer un film et lui donner ses raisons d’exister. C’est une épreuve périlleuse ! Quand on voit que l’alchimie est en train de prendre avec les acteurs, on commence vraiment à croire au film. Il m’est arrivé qu’un acteur pour l’une ou l’autre scène, n’adhère pas à la proposition qui lui était faite et je me retrouve obligé de retourner à l’écriture là où j’étais censé arriver avec quelque chose d’abouti.
Ce que j’aime le moins, c’est gérer des situations où il y a beaucoup de monde, beaucoup de comédiens et beaucoup de paramètres de mise en scène, des effets spéciaux, des décors compliqués, des aléas… J’enfonce sans doute des portes ouvertes, mais dans les conditions souvent modestes où je fais mes films, ce sont les moments qui me déstabilisent. J’aime bien travailler dans l’intimité, très près des comédiens et sans se laisser trop distraire par des problèmes annexes.
Ces dernières années, j’ai beaucoup approfondi l’écriture pour les acteurs que j’ai renforcée en organisant chaque fois avec eux un travail en amont. Dans mes derniers films, je me suis mis d’accord avec la production, parce que cela a un coût, pour qu’elle mette à ma disposition les acteurs ainsi que certains décors très tôt dans le processus de fabrication du film. Le but est de travailler quasiment dans les conditions du théâtre. C’est la raison pour laquelle j’arrive à finir mes tournages dans les temps, et sans presque jamais de dépassement. Ainsi, un ou deux mois avant même de commencer la préparation proprement dite du film, je m’isole avec les comédiens pour relire le texte, l’expliquer, le corriger, le bonifier et pour faire des répétitions à l’italienne. Ces séances sont très bénéfiques notamment pour les dialogues dont je veille à ce que les comédiens se les approprient pleinement. Les répétitions se poursuivent ensuite dans les décors, puis en présence des équipes techniques, si bien que quand on arrive au stade du tournage, on est rôdé, rassuré, et plus serein pour commencer à travailler. Je sais qu’il y a des réalisateurs qui pensent que cette méthode tue la spontanéité de l’acteur, et qu’il est préférable de garder à celui-ci sa part de mystère jusqu’au tournage. Enfin, ce sont des écoles et des façons de voir, mais je me retrouve mieux dans cette façon de procéder qui m’a permis de rectifier le tir à propos de castings hasardeux que j’ai faits sur un malentendu, parce que j’ai été influencé ou mal conseillé. Je pense notamment aux acteurs qui viennent des feuilletons et qui en ont gardé un certain nombre de tics ou de mauvaises habitudes. Avec eux, il s’agit de déconstruire avant de reconstruire, et pour cela le travail en pré-préparation n’est pas un luxe.
Souhaiteriez-vous parler de la réalisation d’un autre film ? Lequel et pourquoi celui-ci ?
ChichKhan, qui a été l’un des plus compliqués. Une expérience à deux, ce n’est pas quelque chose que je recommande car on bute souvent sur un problème d’ego. Bien sûr, je ne perds pas de vue que mes producteurs belges, les frères Dardenne ont fait tous leurs films à deux, mais sans doute avec beaucoup plus de maturité et de connivence. Ces qualités n’étaient pas réunies pour faire le film.
Il est d’ailleurs miraculeux qu’il se soit retrouvé à Cannes (Quinzaine des réalisateurs) quand on sait les difficultés que nous avons eues à le réaliser. Cette sélection, qui nous a permis de sauver la mise, nous la devons, pour l’essentiel, à l’actrice principale, Jalila Baccar, dont la prestation et la manière dont Gilberto Azevedo l’a photographiée, ont beaucoup séduit le comité de sélection ainsi que le public. Chichkhan a pu être vendu ici ou là, notamment en Italie (car le film comporte un volet italien), et attiré près de 100 000 spectateurs en Tunisie, ce qui est une sortie très honorable.
Les activités dans le cinéma et l’audiovisuel requièrent une contribution collective. Comment avez-vous constitué le cercle des personnes avec lesquelles vous travaillez ? Comment les avez-vous cooptées ?
Pour le travail intellectuel, ce sont les frères Dardenne qui constituent le premier cercle autour de moi et on pourrait y ajouter Habib Bel Hédi, mon producteur tunisien, avec qui j’ai fait mes deux derniers long-métrages et j’espère faire le prochain. Ce sont des personnes que je connais depuis plus de vingt-cinq ans. Luc Dardenne a enseigné avec moi à l’université dans la section du scénario et il y enseigne encore parce qu’il est plus jeune que moi. Depuis, sa société m’a produit Les siestes grenadines et Fatwa. Luc habite à Bruxelles, Jean-Pierre habite à Liège, ce sont des amis et on se voit chaque fois dans les avant-premières des films, les Magritte, l’équivalent belge des César. Même mon nouveau projet, « Pantelleria », ils l’ont lu et m’ont fait part de leurs remarques. Ce sont des personnes incontournables chaque fois que je mets en route un film qu’ils y participent ou pas en tant que producteurs, leur avis est important pour ce qui concerne le sujet, l’écriture. Et bien sûr, mon producteur en Tunisie qui a un avis sur ce que j’écris et me propose aussi des choses. Je prends un peu la température du pays à travers lui. C’est un cercle qui va s’élargir grâce au coproducteur italien qui commence à m’envoyer ses retours sur le nouveau texte. J’ai besoin de m’ouvrir à d’autres sensibilités, à d’autres consciences pour voir où j’en suis et évaluer la viabilité des projets que je défends.
Vous situez ce premier cercle au niveau des producteurs ?
Oui, mais les Frères Dardenne, j’en parlais ici en tant que scénaristes ! Il se trouve qu’ils ont plusieurs casquettes, ils sont à la fois scénaristes, réalisateurs, enseignants et producteurs. La plupart du temps, ils interviennent à plusieurs titres. Pour mon nouveau film, qu’ils ne vont sans doute pas coproduire à cause d’un calendrier trop chargé, je les ai sollicités en tant qu’experts du scénario d’autant qu’ils connaissaient le sujet pour avoir voulu le coproduire il y a une quinzaine d’années, mais le projet n’a pas pu aboutir. Avec eux, ce que j’ai appris, c’est surtout l’exigence. Ce n’est pas une relation qui est de tout repos, mais elle est saine. Ils m’ont appris à accepter qu’un producteur me dise non : « Non, tu n’es pas prêt », « Non ce n’est pas mûr », « Non, on ne met pas en production, il faut retravailler ». J’ai appris à me faire violence, à remettre l’ouvrage sur le métier chaque fois que c’est nécessaire jusqu’à avoir une version présentable de mon travail. Pour Fatwa, j’ai dû être éconduit, dix, douze, quinze fois. Mais le jour où ils m’ont dit : « Là, c’est au point, on peut y aller », c’était une grande satisfaction parce que je savais que ce n’était ni par complaisance, ni par lassitude mais parce qu’ils étaient convaincus par le résultat.
Je sais que cet exercice est quelque chose auquel les réalisateurs tunisiens se plient difficilement, notamment parce qu’ils sont souvent leurs propres producteurs. Il n’y a donc personne pour jouer ce rôle de contradicteur. Il y a une grande difficulté à leur faire comprendre qu’un film, c’est d’abord une phase de développement puis une phase de production. Et c’est d’ailleurs la question qu’on vous pose dans les milieux professionnels quand vous dites que vous préparez un film : « Tu en es où ? au développement ou à la production ? ». En Tunisie, ces deux phases sont la plupart du temps confondues : comme il n’y a qu’une seule commission par an, les candidats à la subvention ne veulent pas perdre une année et se précipitent pour déposer leur dossier alors qu’ils ne sont pas nécessairement prêts. La preuve est que les producteurs qui réussissent, les trois ou quatre connus, ont tous comme point commun d’avoir des partenaires en Europe, lesquels les obligent à avoir un niveau d’exigence sans quoi les films ne seraient jamais considérés comme étant présentables à des financements européens. Ils jouent ainsi leur vrai rôle de producteurs en ne mettant les films en production que lorsqu’ils ont la certitude que les scenarii sont aboutis.
Vous parliez de la façon dont votre chef opérateur vous a beaucoup appris ?
Gilberto Azevedo qui était brésilien, a été mon chef opérateur sur 3 films, et je lui dois beaucoup, une expérience qui n’a pas d’équivalent dans une école de cinéma. Il y a énormément de choses que j’ai apprises, d’erreurs qu’il m’a permis de rattraper ou de ne plus commettre. Et ma collaboration avec lui a été exemplaire parce qu’au-delà de sa compétence, au-delà du fait qu’en termes de matériel et de salaire, il s’adaptait à nos conditions, c’était vraiment son humanité. Malheureusement il est parti très tôt, à 67 ans. C’est quelqu’un qui a eu un rôle déterminant dans mon évolution et j’aurais certainement poursuivi ma collaboration avec lui s’il était encore en vie.
Comment l’avez-vous rencontré ?
C’était très spécial. Traversées étant une production tuniso-belge, les conventions de la coproduction m’imposaient de prendre un chef opérateur soit en Tunisie, soit en Belgique. Sauf que certains chefs opérateurs belges, qui allaient d’ailleurs devenir des grands noms, ont eu peur du film qu’ils ont jugé trop ambitieux pour les moyens assez modestes dont il disposait, et ils ont reculé au dernier moment. J’ai alors demandé et obtenu une dérogation syndicale pour faire appel à un chef opérateur de mon choix en dehors des pays coproducteurs. On m’a donné une liste de noms en France, en Hollande, en Italie. Et le seul qui ait répondu, c’était Azevedo parce qu’il se trouvait chez lui ce jour-là. Il a bien vu quel type de personne j’étais, un premier film, un scénario totalement improbable entre la Belgique et l’Angleterre, en anglais, un truc totalement hors norme, et ça l’a tout de suite intéressé, surtout que je devais tourner très vite parce que l’équipe était faite, la production déjà en route. J’ai eu la chance qu’il soit libre à ce moment-là.
À partir de là, une histoire d’amitié et de complicité est née entre nous qui ne s’est interrompue qu’avec le film sur le soufisme, vers l’an 2000. Gilberto était même un peu vexé que je n’aie pas fait appel à lui pour ce documentaire. Mais d’un autre côté, c’est moi qui lui ai même ouvert les portes du cinéma arabe… puisqu’il a tourné des films en Tunisie, au Maroc, en Algérie, sans parler des films en France, sur l ‘émigration. La plupart des cinéastes arabes l’ont découvert dans mes films. Comme c’était quelqu’un de très disponible, les débutants ont pu compter sur son soutien pour faire leurs premières armes.
Comment choisissez-vous les collaborateurs ? Seul ou avec qui ? sur quels critères les choisissez-vous ? Quels sont les savoir-faire, savoir être, compétences ?
Il y a les postes importants (chef opérateur, ingénieur du son, décorateur, monteuse) pour lesquels le choix se fait en concertation avec le producteur parce qu’il y a plusieurs facteurs à prendre en compte : leur compétence, leur filmographie et puis leur tarif – Combien demandent-ils ? – pour voir si c’est dans nos cordes, et enfin leur réputation, ce qui est capital ! Il m’est arrivé de renoncer à collaborer avec certains techniciens parce que je savais que le courant ne passerait entre nous et que cela pouvait compromettre le bon déroulement du tournage, même s’ils sont très compétents par ailleurs. Ça vaut aussi pour le choix des acteurs. Mais là au moins, la période de préparation en amont me permet de faire le tri et peut-être de corriger le tir, au cas où j’aurai fait fausse route dans un premier temps. Avec les techniciens comme avec les comédiens, il faut savoir où on met les pieds. S’il s’agit d’une personne avec qui on a déjà travaillé, on sait à quoi s’en tenir. Quand c’est une première fois, il y a toujours une part de risque, donc on se renseigne et on en discute avec le producteur ou en comité retreint. Vous savez, sur un tournage, on se retrouve parfois dans des situations de tension et on doit pouvoir compter sur des personnes fidèles, fiables, qui croient au projet, qui vous soutiennent jusqu’au bout, mais qui vous savent aussi vous dire la vérité et dont vous acceptez les critiques parce qu’elles sont sincères.
Je dois aussi dire que sur mes derniers films avec le producteur Habib Bel Hédi, le climat était en général très serein, et j’ai pu compter sur des équipes très professionnelles, très soudées. Moi-même j’ai gagné en maturité, ça joue beaucoup ! Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas encore ici ou là des moments difficiles, comme sur n’importe quel tournage, quand un acteur vous fait faux bond au dernier moment, parce qu’il est tombé malade ou parce qu’il a eu une proposition plus alléchante ailleurs et que vous devez les remplacer au pied levé. Mais d’une manière générale, les choses se passent plutôt bien et je travaille dans un climat de confiance.
Quelles sont les 3 à 5 personnes dont vous vous sentez le plus proche en cinéma (pas nécessairement des noms) et avec lesquelles vous travaillez actuellement ou avez travaillé ? Quels postes ?
Il n’y a pas de mystère, c’est en général (1) l’acteur principal, (2) le chef opérateur que je mets même devant l’acteur principal, sauf dans certains cas précis. Je n’oublie pas l’ingénieur son, et là je pense surtout à feu Faouzi Thabet, décédé en 2020, parce que c’est quelqu’un avec qui j’avais une vieille relation depuis la Belgique où nous avons fait études ensemble et avec qui je suis resté très lié. Son regard sur le film, pendant le tournage, et surtout son soutien dans les moments difficiles m’ont toujours été très précieux. Sa disparition est une grande perte tant pour le cinéma maghrébin que sur un plan personnel.
J’ai fait mes films avec trois chefs opérateurs différents, Gilberto Azevedo (Traversées, Chich Khan, Les Siestes grenadine), Ali Ben Abdallah, aujourd’hui décédé, (Le Professeur) et Mohamed Maghraoui (Fatwa) avec qui j’espère aussi tourner Pantelleria. Il y a un moment où le chef opérateur devient mon partenaire principal parce que c’est avec lui que se construit l’image. Le découpage technique, la mise en place, la lumière, le choix du cadre, la focale, tout cela est le produit de l’échange et de la complicité que j’ai avec lui. Parfois, j’ai des envies que lui seul sait s’il peut les rencontrer ou pas, car il connaît les contraintes techniques ou de temps qu’il a à gérer. L’une des grandes qualités d’Azevedo était de se mettre toujours au service du réalisateur pour l’aider à matérialiser son rêve. Il ne cherchait jamais à tirer la couverture à lui par une photo « signée » qui pouvait jurer avec les intentions de l’auteur. Je me souviens que sur Chichkhan, il nous avait proposé, à titre d’essai, trois lumières différentes d’une même scène, pour nous permettre de faire notre choix dans des conditions optimales et sans risque de malentendus.
Il y a aussi, bien sûr, la monteuse, plus tard. Même si le scénario est respecté et qu’il tient la route jusqu’au bout, il y a toujours une réécriture dans le montage qui se fait en complicité avec elle et parfois en conflit. A ce stade, c’est la personne la plus proche et sans doute la plus décisive puisque le sort du film est entre ses mains, sous le regard du réalisateur. Mes producteurs ont aussi leur mot à dire, mais la pertinence de leur intervention se juge au coup par coup. Cela dépend de la confiance qu’on a en eux et du degré d’intervention qu’ils s’arrogent. Sur Fatwa, le regard des Frères Dardenne a été très pertinent et a aidé à bonifier le film.
Qu’est-ce qui est pour vous essentiel à la réalisation ?
C’est le choix du style. Comme je fais du cinéma d’auteur, je sais que je suis très attendu là-dessus. Mes derniers films sont d’une forme minimaliste, dépouillée et assez austère. Des critiques ont écrit que j’étais sous l’influence des Frères Dardenne, mais en réalité, si j’ai adopté ce style c’est parce que les moyens dont je dispose sont limités et ne m’incitent pas à me laisser aller à des mises en scène compliquées ou à je ne sais quels effets spéciaux. En plus, je voyais bien que n’était pas toujours très justifié dans le genre de film que je fais. Je sais que ma démarche a mis du temps à mûrir pour en venir à cette écriture plus directe et qui va à l’essentiel. C’est un peu ce qui caractérise mes deux derniers films où je me suis focalisé sur le travail de l’acteur qui est vraiment au centre du jeu, sans jamais chercher à sacrifier au spectacle à tout prix. Cette façon de travailler est pragmatique, je dois juste veiller à la traduire en style pour ne pas donner le sentiment qu’elle est le résultat de contraintes que je subis.
Comment vous situez-vous dans le monde du cinéma Quelles sont les obligations que vous croyez avoir en relation avec les gens du secteur que ce soit en Belgique ou vous habitez, ou en Tunisie, si vous en voyez ?
Je n’ai jamais été très actif dans le milieu professionnel, ni dans les syndicats, ni dans les associations. Peut-être un petit peu en Belgique parce qu’il y a moins de combines et que les choses y sont beaucoup plus transparentes. Ici, quand les professionnels ont une cause à défendre, ils savent mettre leurs intérêts particuliers et leur ego de côté pour essayer d’arriver à quelque chose. Et c’est comme ça que le cinéma belge a progressé et accumulé les acquis. En Tunisie, j’ai essayé dans le passé de proposer mes services pour aider à transférer l’expérience de certains pays d’Europe en matière de réformes, de législation ou de contrats. Mais j’ai vu que ce n’était pas du goût de certains lobbies pour qui les réformes pouvaient signifier la fin de certains privilèges. Aujourd’hui, avec Internet, on n’a plus besoin de moi pour voir comment ça se passe ailleurs, mais les réformes, elles, tardent à venir parce que ces lobbies ont la peau dure. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de consacrer mon énergie à améliorer mon propre rendement en tant que cinéaste plutôt qu’à m’engager dans des combats souvent stériles. Cela peut passer pour de l’égoïsme, mais il me semble que si j’arrive à faire de meilleurs films, je servirai tout autant si pas plus le cinéma de mon pays.
Je crois aussi beaucoup à la transmission, c’est pour ça que j’ai enseigné pendant 22 ans et que je n’hésite pas à partager mon expérience avec les jeunes qui le souhaitent, notamment dans des masterclass que les festivals organisent.
Le travail dans le cinéma ou l’audiovisuel implique des relations de pouvoir, comme les vivez-vous ? Au quotidien êtes-vous confronté à des comportements qui vous gênent dans les tâches liées à la réalisation d’un film ? Lesquels ?
Ce que je cherche à bannir sur mes tournages c’est le rapport de force entre les membres de l’équipe au prétexte de la hiérarchie ou de toute autre considération. Personnellement, je n’ai jamais abordé un tournage dans un esprit de rapport de forces, je n’aime pas ça. Et c’est un état d’esprit que j’essaie d’insuffler très tôt à tout le monde, si bien que personne n’arrive sur le plateau animé par cette idée d’être au pouvoir. J’ai toujours cherché à donner le sentiment qu’on faisait une création collective et à chasser l’idée qu’un film pouvait être un lieu privilégié pour l’exercice d’une autorité ou d’un pouvoir, comme cela se voit parfois sur certaines productions tunisiennes. Ça ne veut pas dire que je ne prends pas mes responsabilités quand c’est nécessaire. On a beau préparer le terrain, baliser les choses, il arrive toujours qu’il faille remettre bon ordre, mais c’est rare que je me comporte comme quelqu’un qui a un pouvoir et qui en abuse. Je crois que c’est aussi ma nature. Les gens aiment bien être respectés, travailler dans la bonne humeur, qu’on les consulte, qu’on les associe à la décision. Ils aiment se reconnaître ensuite dans quelque chose qui a été collectif et dans lequel leur contribution a été réelle. C’est sur cette base que j’ai réussi à me constituer un réseau d’amis qui sont chaque fois très enthousiastes à l’idée de repartir sur un nouveau film avec moi.
Avez-vous un nouveau projet de films ?
Pantelleria, c’est le nom du projet sur lequel je travaille actuellement et qui est en suspens à cause de la pandémie. Son action se déroule en grande partie en Italie où j’espère retourner à l’automne pour avancer dans la production. Il s’agit d’un film que j’aurais dû faire il y a une quinzaine d’années et que les Frères Dardenne devaient produire. Mais suite à un détournement d’argent de la part d’un de leurs coproducteurs, le projet est tombé à l’eau. Je l’ai repris il y a un an, réécrit, actualisé, et j’espère le finaliser en 2021 dans le cadre d’une coproduction tuniso-italienne.
[1] Fadhma Aït Amrouche Mansour, Histoire de ma vie, Paris, La Découverte, 2005.
Entretien réalisé le 10 mars 2020 et révisé par le réalisateur.
Entretien réalisé le 10 mars 2020
[1] Fadhma Aït Amrouche Mansour, Histoire de ma vie, Paris, La Découverte, 2005.